Le 21 juillet dernier, 31 candidats réfugiés s’évadaient du Centre 127bis à Steenokkerzeel. Nous avons retrouvé l’un d’entre eux. Hébergé dans la clandestinité par un couple belge, Elie, 27 ans, d’origine sénégalaise, raconte le parcours « ordinaire » d’un candidat réfugié refoulé.
Article de Michel Bouffioux, Télémoustique, août 1998.
Sur le thème "on ne peut accueillir toute la misère du monde", le ministère de l’Intérieur s’est fixé un objectif : 15.000 expulsions de candidats réfugiés, au moins, chaque année. Dans le collimateur : tous les demandeurs des étrangers qu’ils ont bien la qualité de réfugié politique. Autrement dit, la faim, la pauvreté, l’exploitation économique, voire le quasi-esclavage né sont pas des facteurs légalement suffisants pour permettre l’immigration de ressortissants étrangers sur notre territoire.
Si le principe de la loi est simple, son a application ne peut être qu’ extrêmement complexe. En effet, chaque cas de candidat réfugié est celui de la vie d’une personne qui, quelles que soient ses raisons, a décidé de renoncer à ses racines, à sa famille, à ses proches... pour tenter de recommencer une vie qui lui était devenue impossible dans son pays d’origine. Dès lors, un Etat comme le nôtre, qui se revendique des droits de l’homme, devrait étudier chaque cas avec toute l’humanité et l’attention requises... Et il faut bien constater que si la Belgique n’a pas un arsenal juridique fort différent de ce qui existe dans le reste de la communauté européenne - elle est tenue en cela par l’accord de Schengen, qui prévoit que la demande d’asile doit être examinée dans le premier pays "Schengen" où le candidat est entré -, elle se démarque de plus en plus par le caractère expéditif de ses décisions d’expulsion.
Au cours de ces derniers mois, plusieurs cas ont défrayé la chronique. Là, c’est la population d’un village qui s’est émue du renvoi d’une famille installée depuis des mois en Belgique vers son pays d’origine ; ici, ce sont des médecins qui ne comprennent pas que l’on renvoie un candidat réfugié qui aura toutes les chances d’y mourir, faute de soins appropriés. II y a quelques mois, on évoquait dans nos colonnes le cas de la petite Alice, souffrant de graves crises d’épilepsie, probablement condamnée par le renvoi de sa mère au Zaïre.
En outre, des associations diverses - Collectif contre les expulsions, Ligue des droits de l’homme, Comité européen pour la prévention de la torture... - se sont inquiétées à plusieurs reprises du caractère orienté des interrogatoires des candidats réfugiés par l’Office des étrangers, des conditions de "détention" au Centre 127 bis, où l’on parque, comme des criminels, des gens qui n’ont commis aucun crime et enfin, des expulsions forcées, accompagnées de violences commises par des gendarmes. Bref, le bulletin de notre pays en cette matière n’est guère honorable.
A la mi-juillet, le cas de la jeune Nigériane Semira Adamu confirmait un peu plus le caractère kafkaïen d’une administration belge très peu empreinte d’humanité. Cette femme a fui son pays pour échapper à un mariage forcé avec un homme polygame âgé de 65 ans. Stricto sensu, il ne s’agit donc pas d’une réfugiée politique. Dès lors, Semira s’est vu attribuer un billet de retour. Refusant de se laisser embarquer de force dans un avion de la Sabena, Semira aurait été victime de mauvais traitements de la part de gendarmes et elle a été placée en ’cellule d’isolement’ au Centre 127 bis. Un cas insoluble ? Nullement : en France, au Canada et dans d’autres pays encore, ce type de cas humanitaire reçoit un accueil favorable des autorités chargées d’examiner les demandes d’asile politique...
Toujours est-il que le cas de Semira aura mis le feu aux poudres en provoquant une manifestation du "Collectif contre les expulsions" le 21 juillet dernier qui… déboucha sur l’évasion de 31 candidats réfugiés. Nous avons rencontré l’un d’eux... "Rien n’était préparé. C’était une journée comme les outres. Ennuyeuse, monotone et angoissante. En effet, on ne sait jamais p l’avance quand on viendra vous chercher pour vous jeter dans un avion. Vers 21 heures, on a entendu du bruit à l’extérieur du Centre. On a vu des gens qui manifestaient. J’ai dit à des Nigérians qui étaient plus forts que moi que ’c’était le moment ou jamais de retrouver la liberté". Ils ont cassé les vitres avec des chaises. On a couru droit devant. A ce moment les grilles n’étaient pas cisaillées. Cela s’est fait quand les manifestants se sont rendu compte que l’on tentait de s’échapper. "
Elie, 27 ans, se trouvait parmi les fuyards : "J’ai couru comme un fou. Aussi longtemps que j’ai pu. Dans un champ, l’ai perdu mes espadrilles. Et j’ai continué pieds nus pendant trois heures et demie. Quelque part, près du centre de Bruxelles, des gens m’ont pris en charge. Ils m’ont conduit dans un appartement et de là, le lendemain, j’ai été emmené en dehors de la capitale. Vraiment, j’ai rencontré des gens de bien : ils me logent, me nourrissent. On cherche une solution. "
C’est en effet quelque part dans un coin reculé du pays que nous rencontrons ce jeune Sénégalais. Le couple belge qui l’héberge risque de tomber sous le coup de l’article 77 d’une loi de 1980 qui sanctionne les personnes qui aident un étranger à entrer ou à séjourner de manière illégale en Belgique. Mais ils prennent volontiers ce risque : "Nous avons écouté l’histoire d’Elie. Nous le croyons sincère. Surtout nous nous mettons dans la peau de ce jeune homme intelligent qui a tout quitté pour aller vers l’inconnu. A sa place, aurions-nous eu un tel cran ?"
L’histoire d’Elie ressemble sans doute à celle de milliers d’autres candidats réfugiés. Originaire de Casamance, cet ex-étudiant en médecine a milité sur le campus dans des associations combattant un système universitaire qui a tendance à faire passer les critères ethniques avant le savoir. Cela lui a valu d’être exclu de l’université en deuxième année de médecine et d’avoir des ennuis - arrestations, violences diverses - avec l’armée sénégalaise. S’ensuivirent quelques années de clandestinité durant lesquelles Elie a notamment milité au sein du "Mouvement des forces démocratiques de la Casamance", qui revendique l’indépendance de cette partie du Sénégal.
Malheureusement, Elie, s’il paraît sérieux et sincère, n’a pour lui que sa parole : "J’ai vécu longtemps dans la clandestinité. D’ailleurs, pour échapper à la répression, j’ai séjourné à plusieurs reprises en Gambie et Guinée- des pays voisins du Sénégal. Ce ne sont évidemment pas des conditions de vie où l’on se promène avec des cartes de membre de mouvements rebelles. Lors de mon dernier séjour en Gambie, j’ai trouvé les moyens de partir vers l’Europe. il fallait faire vite. Mon but était de transiter vers l’Italie, de trouver les moyens de faire des études de médecine."
C’est ainsi que le 25 mai, à 6 heures du matin, Elie débarquait à Bruxelles-National. "Il faisait froid. Tellement froid ! Au barrage de la gendarmerie, on m’a dirigé vers un local. Des hommes en uniformes parlaient dans une langue que je ne connaissais pas (NDLR : le néerlandais). Un mot revenait souvent. "déporté", "déporté". J’ai été interrogé en cinq minutes et l’ai dû signer un document que je ne comprenais pas. Ensuite, on m’a amené dans un "hôtel de transit" où une dame m’a expliqué que j’allais être rapatrié vers le Sénégal. Elle m’a dit que je devais demander officiellement l’asile politique. Quelques minutes plus tard, on me ramenait vers le premier local où l’on m’a dit d’attendre. A 20 heures, épuisé, sans avoir pu manger un bout depuis six heures du matin, on m’a réinterrogé. Ce fut également très rapide et j’ai découvert que l’on avait mal interprété mes premières déclarations.. : Mais désormais, celles-ci étaient utilisées pour contredire mon second témoignage. Ensuite, on m’a renvoyé vers l’hôtel de transit"
Elie y restera sans nouvelles pendant trois jours avant qu’on le ré-interroqe. "Cela ne s’est pas mieux passé. Ces gens-là n’essaient pas de comprendre l’individu mars d’arranger la réalité en fonction de ce qu’ils veulent. C’est-à-dire refouler un maximum de personnes." Quelques jours d’attente encore et cette fois, Elie recevait son ordre de quitter le territoire. A la mi-juin, ayant passé quelque temps au Centre 127 bis, on venait le chercher. "Deux endormes m’ont dit : Monsieur, vous allez repartir chez vous". J’ai dit que je ne voulais pas, mais il m’ont emmené de forcé vers l’avion. J’ai attendu que celui-ci soit rempli aux trois quarts pour me rebeller. En parlant fort, j’ai expliqué à une hôtesse et a un steward que je ne voulais pas partir : "Je ne suis pas un voleur. Je ne suis pas un dealer. Je demande simplement l’asile. Si on me renvoie dans mon pays, j’aurai des ennuis, de même que les gens qui m’ont aidé. Vous serez responsables de la sécurité du vol si vous m’emmenez de force". Le pilote est vertu. Les gendarmes ont voulu discuter avec lui, mais le commandant leur a coupé la parole : "Si un passager ne veut pas voyager, le ne l’y force pas. J’ai la responsabilité de la sécurité de ce vol et je n’ai plus le temps d’attendre". Les gendarmes étaient fous de rage. Sur le chemin du retour, ils ont tenté de me provoquer. Sale nègre, tu n’es qu’un idiot. On te ramènera là-bas, si nécessaire bâillonné et menottes aux poings".
Retour au Centre 127 bis, passage en cellule d’isolement, journées interminables et sans espoir, tel était le quotidien d’Elie jusqu’à ce soir du 21 juillet, quand il s’est évadé : "Au Centre 127, on a le sentiment d’être entassés comme des animaux en attente de l’abattoir, d’être considérés comme des criminels par une partie du personnel dégoûté. Mais bon, les locaux étaient propres, la nourriture acceptable, en dehors de quelques produits périmés et j’y ai aussi rencontré des gardiens sympathiques et notamment une directrice qui, enfin, a pris le temps de m’écouter. C’était déjà cela. Pendant mon séjour là-bas j’ai dû notamment m’occuper d’enfants dont la mère, une Nigériane avait quitté provisoirement le Centre pour aller se faire avorter. Des codétenus m’ont expliqué qu’ici, cela s’appelait "ancienneté" Un gardien m’a expliqué que certaines filles se prostituaient... Je ne sais pas si tout cela est vrai. Moi, de route façon, l’étais obsédé par ma situation. J’étais sur une voie sans issue."
Aujourd’hui bien sûr, la position de clandestin qu’occupe Elie n’est pas plus confortable. Mais il veut croire que c’est possible. Qu’un jour, grâce à des études en Europe, il pourra devenir médecin : "Ce n’est pas facile de se trouver sans ressources dans un pays dont on ne connaît rien. Mais l’accueil qu’on m’a donné ici le prouve : le bien existe partout. Mon espoir pour l’avenir, c ’est de pouvoir faire encore de bonnes rencontres. "
Michel Bouffioux, Télé-moustique du
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