J’ai, comme tous les autres signataires de l’Acte d’hébergement et de sou tien aux évadés du
21 juillet, exprimé en paroles et traduit en actes ma solidarité avec les « déportables de Steenokkerzeel ».
Je tiens à exposer ici les raisons pour lesquelles j’ai, après l’indication de mon identité, tenu à préciser ma « qualité » de magistrat honoraire.
Les lecteurs du « Soir » ont pu constater que, dans la liste des personnalités qui se sont engagées aux côtés du « Collectif contre les expulsions », ne figure aucun magistrat en activité et que je suis le seul magistrat honoraire à avoir agi de la sorte.
Je crois pouvoir fournir l’explication de ce « silence assourdissant » de tout un corps de l’Etat face à une série de situations injustes et tragiques où la plupart des exigences de l’Etat de droit sont ignorées sinon bafouées.
La première raison, c’est la « mentalité conservatrice et conformiste de la majorité des magistrats ». Cette mentalité est liée à leur formation (l’esprit critique, surtout s’il est appliqué à leur propre enseignement, n’est guère apprécié par les professeurs qui enseignent les diverses disciplines juridiques dans nos Universités) et à leur déformation professionnelle : la plupart des magistrats se considèrent et tiennent davantage encore à ce qu’on les considère comme les « serviteurs de la loi » qu’ils doivent faire appliquer dans toute sa rigueur même si, en leur for intérieur, ils la trouvent injuste ; seule une minorité plus individualiste et plus progressiste, cherche à concilier une application intelligente souple de la loi avec ce que commandent l’équité et le sens de la plus élémentaire humanité.
La deuxième raison, étroitement apparentée à la première, c’est la conception maximaliste qui est imposée aux magistrats ou pire, qu’ils s’imposent à eux-mêmes, du « devoir de réserve » : il leur est interdit d’exprimer publiquement leurs opinions sur les « affaires de la cité » pour que les justiciables ne puissent imputer à ces opinions la façon dont ils traitent leurs cas en justice.
Enfin, on ne peut perdre de vue une troisième raison : la crainte, hélas fondée, que s’ils venaient à enfreindre cette « règle non, écrite », leur hiérarchie les sanctionnerait très sévèrement et qu’ils risqueraient même une révocation. A tout le moins ; leurs chances de promotion en seraient gravement compromises.
Bien sûr, les magistrats émérites et honoraires ne courent pas ce risque. Mais, à quelques exceptions près, leur formation et leur déformation professionnelle suffisent comme « garde-fou » et l’idée d’oser faire savoir qu’ils récusent une loi inique ne les effleure même pas. Ma modeste exception ne fait, à cet égard, que confirmer la règle.
Au risque de surprendre un certain nombre de lecteurs et de mécontenter beaucoup de mes anciens collègues qui me reprocheront de « laver leur linge sale en dehors de la famille », je me dois d’ajouter que nombreux, très nombreux - sans vouloir bien sûr généraliser mon propos à toute la « profession » - sont les magistrats belges qui n’hésitent pas, quand cela les arrange, à enfreindre délibérément et parfois même systématiquement les lois qu’ils sont censés appliquer « servilement ».
Ne voulant pas jouer au délateur (je ne cherche à mettre personne en difficulté) ; je me bornerai il en donner, parmi les centaines que j’ai connus au cours de ma carrière, deux exemples particulièrement saisissants et significatifs.
Le premier concerne un membre éminent du ministère public qui doit toute sa carrière au fait qu’il a joyeusement « copiné » pendant ses études universitaires avec une personnalité politique belge de premier plan : ce magistrat hors du commun a réussi à gravir de nombreux échelons de la hiérarchie judiciaire en n’instruisant aucun des dossiers qui lui étaient confiés. Invité, à une audience publique, par un magistrat du siège, à mettre un de ces dossiers en état, il lui a vertement répondu qu’il n’avait pas le droit de procéder lui-même à cette mesure d’instruction, seuls les défenseurs des parties y étant habilités. C’était enfreindre de façon manifeste et publique les dispositions du Code judiciaire (je ne les spécifie par pour que l’intéressé ne puisse être immédiatement identifié) organiques des pouvoirs et des obligations du ministère public. Il ne fut pas sanctionné pour ce « déni de justice » public et délibéré mais fit, par la suite, l’objet de trois nouvelles et retentissantes promotions !
Le second est au moins aussi scandaleux. II s’agit cette fois d’un membre très éminent de la magistrature assise. Chargé d’une affaire mettant enjeu des principes fondamentaux du Droit et des intérêts pécuniaires considérables (plusieurs milliards de francs), il s’est permis de mettre au point dans le secret feutré de son cabinet, toute la procédure subséquente avec les seuls avocats des parties opposées aux pouvoirs publics (ici également, je m’abstiens de mettre les points sur les i).
Pour couronner le tout, il a, quelques jours plus tard et, cette fois, au su de tous, répondu positivement à l’invitation d’un de ces avocats, qui fêtait une brillante promotion au Barreau, en allant « manger et boire » en très nombreuse compagnie à une fastueuse réception.
Vous avez déjà deviné que ce haut magistrat ne connut pas le sort réservé au malheureux juge Connerotte dont le « crime » fut d’avoir partagé en public un plat de spaghettis offert par une association bénévole de soutien aux familles d’enfants disparus. Lui, loin d’être récusé ou écarté pour « suspicion légitime », mena la procédure jusqu’à son terme... et à la totale satisfaction des parties susdites 1
Cette dualité de poids et de mesure caractérise hélas l’ensemble du fonctionnement de notre appareil judiciaire. La dénoncer, en termes aussi voilés que ceux dont je viens de me servir, ne suffira certes par pour redresser un état de choses ancien et tellement ancré dans les mœurs Du moins mon cri d’alarme pourra-t-il alerter et alarmer « qui de droit » et provoquer le début d’un redressement.
Aurais-je eu, si j’avais encore été en fonction, le courage de signer et de mettre en pratique l’engagement que je viens de prendre ? Sans doute me serais-je limité à apporter aux « déportables de Steenokkerzeel » une assistance effective... mais discrète.
Je ne voudrais pas terminer cette carte blanche sans un mot d’explication au sujet de ma propre attitude : si j’ai immédiatement répondu favorablement à l’appel du Comité contre les expulsions, ce n’est pas seulement parce que j’approuve ses objectifs et les motivations qui sous-tendent son action. C’est aussi parce que, enfant juif persécuté par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai été sauvé par des personnes, qui « au péril de leurs vies, ont empêché ma déportation ».
Cela, je ne l’ai jamais oublié. C’est ce qui, en dehors de mes convictions philosophiques et politiques, m’a guidé dans tout mon parcours professionnel et extra-professionnel au service de mes semblables.
Rien n’interdit à mes collègues, magistrats émérites et honoraires, de surmonter leur long conditionnement « au service de la loi ». Qu’ils suivent enfin « leurs propres et tout aussi proches motivations » pour franchir le pas après moi et tendre à leur tour une main secourable aux « déportables de Steenokkerzeel », avant qu’un pouvoir aveugle et sourd ne renvoie ceux-ci vers une mort annoncée.
LÉON LIEBMANN
Premier Substitut honoraire de l’Auditeur du Travail de Bruxelles
Le Soir, 21 août 1998
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