El Ejido

Le pogrom des Marocains était "programmé"

décembre 2000.
 

Les nouvelles frontières de l’Europe sont ambivalentes. En principe hermétiques et conçues pour refouler tous les "barbares", elles sont également poreuses quand il s’agit de se procurer de la main-d’œuvre à vil prix. Une commission d’enquête vient de le constater en Andalousie, à El Ejido, là où les immigrés marocains se sont fait massacrer en février dernier.

Membres de cette commission, à laquelle participaient des délégués de huit pays (1), Ascen Uriarte et Nicholas Bell, du Forum civique européen (FCE) ainsi que Jean-Pierre Bolognini, de la Confédération paysanne, répondent à nos questions.

Située dans la province d’Alméria, la zone d’El Ejido est spécialisée dans la production intensive de fruits et légumes...
Ascen Uriarte : Oui. El Ejido, où les pogroms ont eu lieu les 5, 6 et 7 février 2000, est une région productrice de légumes. Surtout de primeurs hors saison, de janvier à mars, sur 30.000 hectares de serres : une mer de plastique se confondant avec la Méditerranée. Elle exporte vers le nord de l’Europe des poivrons, des salades, des tomates... Cette activité a commencé dans les années 60 et implique des conditions de travail très dures...
Sous serre, les températures peuvent monter jusqu’à 50 degrés. On utilise beaucoup de traitements phytosanitaires dangereux. La journée peut durer 10 à 12 heures. Il n’y a pas de contrats. On embauche dans la rue... Ces conditions-là, les Andalous n’en veulent pas. Donc, on fait venir des Marocains : ils sont entre 25 et 35.000, soit 75% de la main-d’œuvre. Et pour la plupart, ils sont clandestins. Ils viennent avec des visas de touristes ou traversent la mer au péril de leur vie, par le biais des filières mafieuses.

On a dit que la population locale les acceptait comme ouvriers, mais pas comme habitants. Les émeutes antimarocaines étaient donc spontanées ?
AU : Pas tout à fait. La situation est devenue explosive, il ne manquait qu’un détonateur.

Pourquoi explosive ?
AU : Le besoin en main-d’œuvre est très variable. Une partie est là en permanence, une autre est seulement requise pour les périodes intensives, en janvier-février. Parfois il y a des pointes où, pour quelques jours seulement, il faut des travailleurs supplémentaires. Après quoi, ils sont désœuvrés. Donc certains travaillent régulièrement, d’autres quinze jours par mois, d’autres dix jours sur deux mois... Sans prestations sociales, ils sont obligés de voler pour survivre.
Et puis il y a des oscillations de prix sur le marché européen qui obligent à garder disponible une certaine force de travail.

Des hommes politiques ont joué un rôle dans les pogroms. Votre rapport parle d’une fraction dure et raciste dans les partis politiques et dans la population qui veut empêcher les régularisations, notamment le maire du PP (Parti Populaire) de El Ejido, Juan Enciso, plus radical que son propre parti. Ces milieux veulent faire réviser la loi d’immigration
AU : Le Parti Populaire rassemble une droite libérale et les héritiers du franquisme. Il a gagné les élections, mais avec difficulté. Il a dû faire coalition avec des partis nationalistes. Il a aussi dû se tailler une image plus acceptable pour l’Europe. Il lui fallait donc se déplacer vers le centre tout en conservant l’extrême droite dans son sillage.
L’immigration étant très faible en Espagne, ce n’était pas un thème électoral. Le ministre du Travail, plutôt centriste libéral, a élaboré une loi, sous certains aspects plus progressiste qu’ailleurs en Europe. Les clandestins y ont à peu près les mêmes droits que ceux qui sont légalisés, sauf pour les élections municipales et le regroupement familial.
Ils ont droit à l’assistance sanitaire et à l’éducation gratuite, on ne peut plus les expulser, les gens ont droit d’appel avec avocat d’office... Bien sûr, cette loi est restrictive, le régime des visas est très sévère, mais, jugée trop libérale, elle a été très controversée au gouvernement et au Parlement.

Le ministre de l’Intérieur, Jaime Mayor Oreja, l’a qualifiée de "loi passoire"...
AU : Oui, mais elle a tout de même pu être votée en décembre 1999, et elle est entrée en vigueur juste avant les émeutes... La loi permettait aussi la régularisation de tous les immigrés qui pouvaient prouver leur présence depuis deux ans. L’inscription à la municipalité suffisait comme preuve.

Existe-t-il un rapport entre l’entrée en vigueur de la loi et les émeutes ?

Derechos para tod@s

AU : Il y a un rapport dans le sens où le maire de El Ejido, Juan Enciso, et la fraction dure du PP ont voulu créer un climat de terreur pour faire partir les candidats à la régularisation. Après ça, le PP, qui a obtenu la majorité absolue au Parlement, a annoncé que la loi allait être révisée.

Dans quel sens ?
AU : L’assistance sanitaire gratuite, par exemple, serait réservée aux moins de 18 ans.

Avec quels arguments justifie-t-on cette régression ?
AU : Non conformité avec les règles européennes ! Le risque d’avalanche aussi, la passoire, l’arrivée en masse d’Africains... La presse en a rajouté, créant un climat de panique.

Dans votre rapport, il y a deux idées-forces. L’une porte sur l’immigration et le racisme, l’autre sur le modèle de production agricole. Sur le premier point, vous dites qu’il est illusoire de vouloir fermer les frontières, que l’appel aux immigrés va se renforcer. On a cité une estimation de 15 millions de personnes pour l’Europe, sans parler des besoins dus au déficit démographique...
Nicholas Bell : Oui, c’est le clash des années à venir, et qu’on ne veut pas aborder : il va falloir augmenter le nombre d’immigrés légaux, donc payant des impôts, si l’on veut financer les caisses de retraite.
Jean-Pierre Bolognini : Disposer de clandestins pour cette production n’est pas incompatible avec la régularisation. Il y a des vagues successives de légalisations, mais les afflux de clandestins restent nécessaires pour occuper les postes les plus bas dans les secteurs où la rentabilité se fait sur l’emploi, 40 à 50% du prix des fruits et légumes par exemple... C’est un mode de production qui est venu de Californie.

Dans vos conclusions, quelles propositions faites-vous concernant la politique européenne ?
AU : Il n’y a pas de politique commune. Chaque Etat-membre fait ses propres lois Bien sûr il y a Schengen, mais cela porte surtout sur les entrées au pays. Ce sont les accords de Schengen, la fermeture des frontières qui alimentent l’immigration clandestine.

Vous dites même que l’élargissement de l’Union va de pair avec la fermeture. L’adhésion de la Hongrie, par exemple, va dresser une barrière avec l’Ukraine voisine, et les Hongrois qui y vivent.
AU : Ces accords cassent les dynamiques des régions transfrontalières, où existent beaucoup d’échanges économiques et humains, on l’a vu en Transcarpatie (Ukraine), où les économies locales vivent de petits échanges, de petits trafics.
NB : Il y a aussi la question des visas, qui n’empêchent pas seulement les entrées, mais aussi les sorties. La rigidité de Schengen pousse les gens à faire des voyages très dangereux et les condamne à rester dans les pays d’immigration : ils n’en sortent plus par peur de ne plus pouvoir y revenir.

Vous voulez la suppression des visas ?
NB : C’est ce que propose depuis très longtemps Jean-Yves Carlier, professeur à l’Université de Louvain. Nous faisons nôtre cette proposition.

Plus concrètement, si on parlait de la solidarité avec les victimes de la xénophobie à El Ejido...
NB : Il y a des choses très concrètes. Par exemple, aucun avocat de la région n’ose défendre les Marocains qui ont subi destructions et sévices, qui ont perdu leur logement...
AU : C’est une région de non-droit, où une sorte de mafia proche de l’extrême droite fait pression sur la population. Le maire, par exemple, agit dans une semi-légalité. Il attaque les ONG dans la presse, leurs locaux ont été dévastés, l’association des femmes progressistes a été l’objet d’une agression semblable. C’est une sorte de terreur qui s’est installée.
NB : Nous proposons de sortir les avocats et les ONG de leur isolement. Il faut commencer par là. Et puis, on n’y échappera pas, il faut un débat de fond sur l’avenir de l’immigration en Europe.

Mais le modèle économique qui est à la base, comment en sortir ? Quelles sont les alternatives crédibles ?
JPB : Ce système ne nous paraît pas humainement soutenable, l’intensification à outrance d’un côté et les régions condamnées à la marginalisation de l’autre, la marche avant et la marche arrière. Le système El Ejido est condamné à terme.
AU : Ce modèle n’est pas plus soutenable pour l’environnement. A côté de graves problèmes d’eau et de pollution, il y a aussi les dégâts humains. El Ejido est l’une des villes d’Espagne avec le plus haut taux de suicide. Les gens vivent dans un stress permanent. Ce que nous proposons, c’est une agriculture de proximité qui développe les marchés locaux...
Les consommateurs du nord de l’Europe ne sont pas obligés de manger des poivrons en février !
Evidemment, on est à contre-courant. Mais de plus en plus de gens en Europe se rendent compte que ce modèle ne tient plus. On désertifie des régions entières, et après on subventionne des paysans pour y entretenir quelques moutons ou faire de l’agrotourisme.
À côté de cela, on crée dans le sud de l’Espagne, de l’Italie ou de la Grèce des zones d’agriculture hyper-intensive et hyper-polluante. Cela ne peut pas durer. Il va falloir se poser la question : dans quel type de société voulons-nous vivre ?

Propos recueillis par Jean-Marie CHAUVIER

(1) L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Hollande, l’Italie et la Suisse.

Avancées - 1er décembre 2000


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