Le plus violent des réquisitoires

Le drame en trois séquences
jeudi 11 septembre 2003.
 

En cinq ans, l’affaire Sémira Adamu s’était réduite à un dossier un peu poussiéreux. Important certes, puisqu’il avait entraîné la démission du ministre de l’Intérieur Louis Tobback, on s’en souvient un peu, mais noyé sous les flots d’une incessante actualité amnésique.

La vidéo que le tribunal de Bruxelles a voulu diffuser en séance publique a rappelé avec force que sous les centaines de pages de ce dossier, il y avait une femme de 20 ans, morte d’ asphyxie aiguë. Tuée par des hommes, tuée par un système.

Cette vidéo fut difficilement soutenable. On n’y voit pas Sémira agoniser. Mais on regarde, ébahi, pendant de longues minutes, trois hommes bavarder, plaisanter, sourire tout en s’arc-boutant sur une forme que l’on devine être le coussin qui maintient Sémira recroquevillée sur son siège, les mains menottées derrière le dos. Le coussin qui étouffe ses cris, qui l’asphyxie, qui la tue.

C’est le plus violent des réquisitoires. Les images, diffusées à la télé et dans les journaux, scandalisent, comme elles ont ébranlé les personnes présentes à l’audience. A côté du choc de cette vidéo, le poids des mots du réquisitoire est dérisoire. Le ministère public n’a demandé aucune peine exemplaire, a déjà accepté le sursis voire la suspension du prononcé. Sans imiter l’acharnement des hommes au coussin, la société belge comprendrait mal que le tribunal cède au laxisme.

Bien sûr, diront certains, les prévenus ne furent jamais que les exécutants d’un système dûment codifié qui a débouché sur ce qu’on peut appeler un « meurtre d’Etat » puisqu’on savait que l’utilisation du coussin était dangereuse. Mais il ne faut pas se cacher derrière la doctrine, toute indigne et dénaturante qu’elle soit, pour exonérer ceux qui la pratiquent. Ce qu’il faut ici exemplairement punir, ce n’est pas tant d’avoir donné la mort que d’avoir montré une telle indifférence à la souffrance qu’elle a mené à la mort .

Jean-Claude Vantroyen - Le Soir, 11 septembre 2003

Le drame en trois séquences

Séquence un. Les cheveux tirés, vêtue d’un long pull coloré et d’une jupe courte, Sémira Adamu avance péniblement, escortée par ses gardiens dans les couloirs du centre fermé pour réfugiés de Steenokkerzeel. On compte six hommes autour d’elle, cameraman non compris. Les chevilles et les poignets de la jeune fille sont soigneusement attachés par des menottes en plastique. Conduite à l’extérieur, elle monte sans résistance dans la camionnette de la gendarmerie. Coupure.

Séquence deux. Tarmac de l’aéroport national. Fermement soutenue par deux gendarmes, Sémira ascensionne tant bien que mal l’escalier d’embarquement installé à l’arrière de l’avion Sabena qui doit la ramener en Afrique, au Togo. Elle prend place au fond de l’appareil, encadrée par deux gardiens. Paisible, elle entonne une chansonnette dans sa langue. Ses « accompagnateurs » n’y prêtent guère attention. Coupure.

Séquence trois. Le siège que la jeune Nigériane occupait un instant plus tôt sur la bande est vide. A l’écran n’apparaissent plus que les torses de trois hommes, concentrés, le visage penché. Entre eux, on aperçoit deux mains, maintenues jointes de force par l’un d’eux. Et un dos, sur lequel un autre, sans aucun doute le plus costaud, appuie son coude. De toutes ses forces et de tout son poids. L’effort se marque sur son visage. Il grimace.

La tête de ce corps allongé, on ne la voit pas. A aucun instant. On imagine cependant que le troisième individu, en permanence de dos sur les images, la maintient immobile sur ses genoux. On sait par ailleurs qu’il lui applique en même temps un coussin sur le visage.
Le bruit des moteurs qui chauffent et la petite musique d’accueil en cabine, lancinante, accompagnent la terrible scène. De temps à autre, le « ding » caractéristique retentit, enjoignant sans doute aux voyageurs de ne pas fumer ou de boucler leur ceinture. Des passagers embarquent, entravant quelques secondes le champ de la caméra.

Les trois hommes maintiennent leur pression sans fléchir. Ils échangent quelques propos, entre eux et avec leur collègue cameraman. Ils patientent, ont de temps à autre le regard qui s’égare. Ils plaisantent même. Leurs propos restent cependant indistincts. Sous eux, Sémira ne bouge plus depuis un bout de temps. Mais a-t-elle vraiment remué à un moment ou à un autre ?

Impossible de déterminer la durée du supplice que la jeune femme est en train de vivre. Six, sept, huit minutes ?

D’insoutenables, de terrifiantes, d’incroyablement longues minutes. Coupure.·

Fa. D. - Le Soir, 11 septembre 2003


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