par CCLE
Alors que le procès des gendarmes qui ont assassiné la jeune nigériane sans-papiers, Semira Adamu, touche à sa fin et que la défense s’apprête à prendre la parole, nous jugeons nécessaire de rappeler les enjeux fondamentaux de ce procès et d’en relever les silences et les contradictions. En effet, il semble qu’il y ait un acharnement à occulter le véritable débat et à se placer sur un plan qui ne corresponde que très partiellement au crime qui est jugé ici. Au vu de l’accumulation d’invraisemblances, de mensonges et de contradictions, au fur et à mesure des audiences, nous ne pouvons que nous interroger : ce procès consacre-t-il la faillite éthique de tout un système ?
Cela a commencé dès le premier jour du procès. Comment expliquer le « décalage » flagrant qui existe entre le sévère réquisitoire du procureur à l’égard des prévenus et les « non-peines » requises ? Il a rappelé que ces gendarmes qui, par ailleurs, n’ont jamais témoigné ni remords ni regrets, ont menti et largement abusé de la force. Reste que, selon le procureur, ils ne méritent pas de condamnation car, finalement, ils n’ont fait qu’obéir aux ordres. Et qu’importe si ceux-ci étaient imbéciles et meurtriers.
D’autre part, il y eut la projection de la vidéo. Filmer les expulsions, nous assurait-on, constituait un contrôle permanent des gendarmes et une protection pour les candidat(e)s réfugié(e)s dans la mesure où il était possible, à tout moment, de vérifier d’éventuelles accusations de violence. Or, on nous a montré une vidéo à laquelle, comme par hasard, il manque les deux moments clés : celui où Semira est censée s’être rebellée, celui où les gendarmes sont censés être intervenus pour tenter de la réanimer. Le gendarme qui filmait - et qui n’est pas poursuivi - prétexte un manque de temps ou de place… Nous prend-t-on pour des cons ?
Herman Boon, l’aumônier de Zaventem, peut, à bon droit, être considéré comme l’un des idéologues de ce procès. Il a répété, comme 5 ans auparavant, que « toute la violence venait de l’extérieur », suscitée par les actions et les manifestations du Collectif contre les expulsions (CCLE). Finalement, Semira est morte par sa faute et à cause de nous.
Il ne suffit pas de dire que monsieur Boon est un salaud. Il faut aussi dire que ce genre d’arguments vise à dédouaner les gendarmes et sert à justifier non seulement ce meurtre-ci mais aussi toutes les violences policières passées et à venir.
Mais comment interpréter le traitement judiciaire et médiatique de ce procès qui offre un si large écho à ce témoignage alors qu’il entoure de silence celui de l’adjudant Cerpentiers, présent dans l’avion à titre d’observateur et qui a témoigné sur la violence des gendarmes et déclaré que ceux-ci n’ont, à aucun moment, fait quoi que ce soit pour s’assurer que Semira Adamu allait bien ?
Les officiers de la gendarmerie et les prétendus experts qui ont préconisé la « technique du coussin » se sont relayés au cours des audiences et ont rivalisé de lâcheté et de mauvaise foi. Leurs déclarations se situaient à un niveau où l’incompétence, la violence aveugle et l’indifférence aux conséquences se confondent. Tout se réduirait à un problème de formation et de moyens… Mais combien de commission d’experts sont nécessaires pour se rendre compte que la technique du coussin est dangereuse et s’apparente à une forme larvée de torture ? Combien d’heures de formation faut-il pour découvrir que 3 gendarmes qui s’acharnent sur une personne menottée, pliée en deux et le visage enfoncé dans un coussin pendant plus de dix minutes, sont en train de commettre un crime ?
Mais c’est l’ensemble du procès qui repose sur une contradiction fondamentale. Lors de l’instruction, on a d’emblée écarté la responsabilité des hommes politiques et de la hiérarchie de la gendarmerie en jugeant qu’aucune prévention ne pouvait être retenue contre eux et en isolant la responsabilité de la mort de Semira Adamu sur quelques exécutants. Aujourd’hui, on adopte la méthode inverse : il n’est pas une seule audience où l’on ne sous-entende que la responsabilité viendrait de « plus haut » et de pointer du doigt les responsables politiques. On a beau jeu maintenant de souligner la responsabilité de ces hommes parce que ces accusations n’auront aucune conséquence puisqu’ils ne seront jamais jugés et qu’on leur a offert l’immunité et l’impunité sur un plateau d’argent… et de sang.
On accuse tour à tour les hommes et le système pour n’avoir à juger ni le système ni les hommes. On divise et dilue la responsabilité tant et si bien qu’elle disparaît dans un écheveau incompréhensible d’ordres et d’institutions et qu’il ne reste plus ni crime ni coupable, ni mémoire ni justice. Juste un malheureux accident, un tragique dysfonctionnement.
Bien sûr, de manière générale, la contradiction qui mine ce procès réside entre le discours humaniste des Droits Humains et la pratique des expulsions qui constitue une violation de ces droits et une négation de ces principes. C’est pourquoi il faut replacer ce procès dans son contexte.
Semira Adamu était devenue, en 1998, une figure emblématique : le symbole de l’existence et de la lutte des sans-papiers. A travers elle, c’était le combat des candidat(e)s réfugié(e)s, la résistance de tous ceux et toutes celles qui refusaient les expulsions, que l’Etat voulait briser. Il fallait absolument l’expulser. « Coûte que coûte ». Et ce fut, finalement, lors de la sixième tentative d’expulsion, la tentative de la « dernière chance » au prix de sa vie
C’est à ce niveau que la question doit être posée. Il y a 5 ans, l’Etat a voulu imposer un message fort en affirmant qu’il n’existait d’autres alternatives que l’expulsion ou la mort et qu’il était inutile et même dangereux de protester, de se révolter. Aujourd’hui, ce qui se joue dans ce procès, c’est le signal très clair donné aux représentants des forces de l’ordre pour légitimer toute violence en leur octroyant une sorte de « permis de tuer » légal.
Ce procès est un miroir de notre société. Il jette une lumière crue non seulement sur la politique d’expulsion, toujours en cours aujourd’hui, mais aussi sur le fonctionnement de nos institutions. Il y a 5 ans, Semira Adamu était assassinée. Nous n’oublierons pas ces images où on la voit, dans l’avion, menottée entre des gendarmes qui l’ignorent, chanter doucement quelques minutes avant qu’on la tue de manière si atroce. Cinq ans plus tard, seuls 5 gendarmes se trouvent sur le banc d’accusation… et une vingtaine d’activistes qui s’étaient opposés aux expulsions (selon le vieux principe qu’il vaut toujours mieux obéir à un ordre assassin que de se révolter contre une politique injuste). Les autres gendarmes et leurs supérieurs, la direction de l’ex-Sabena qui payait les gendarmes lors des expulsions, l’Office des Etrangers et les responsables politiques - principalement l’ex-ministre de l’Intérieur, Louis Toback, et Johan Vande Lanotte qui, en 1996, avait permis à nouveau l’usage du coussin - n’auront pas à s’expliquer et ne seront pas jugés.
Dès lors que peut-on encore attendre de ce procès ? Quelle légitimité peut revêtir une institution pour juger un crime qui a été commis par un système auquel elle participe pleinement ?
Durant ces cinq années d’instruction et de procès, la volonté de justice a brillé par son absence.
Le pouvoir de la Justice se réduirait-il toujours à la justice du Pouvoir ?
Collectif contre les expulsions
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