En juin 1998, je reçois un coup de téléphone d’un membre du Collectif contre les expulsions, Serge Thiry, qu’alors je ne le connaissais pas encore. Il me demande si je ne voudrais pas jouer le rôle de marraine auprès de la Nigériane Semira Adamu. L’affiche appliquée à l’entrée des centres fermés indique que les visites sont strictement réservées aux membres de la famille, ce qui est un peu surréaliste parce que les étrangers enfermés à cette époque étaient sans attache ici. Peut-être qu’une sorte de reconnaissance officielle du statut de marraine pourrait aider à leur faire apercevoir le pays où ils veulent entrer. En 1998, des autorisations spéciales à des personnalités furent tout à fait exceptionnellement accordées. Pour ma part, j’essuyai de nombreux refus, malgré des demandes officielles venant de la Faculté de médecine de l’ULB, et de la DG Santé de la Communauté française... Mais je pus apporter des cartes de téléphone, des vêtements jugés "nécessaires" et des livres en anglais. Ces cadeaux, Semira les partageait avec ses compagnes. Elle aurait voulu du thé et du riz pour s’alimenter un peu comme chez elle ; mais cela, et les cosmétiques, et les journaux, fut interdit. Les conversations entre nous furent nombreuses, notamment sur les lectures de Semira. Elle s’occupait de petits enfants albanais dont les parents étaient en mauvaise santé. Après un révolte au Centre, selon le désir même de Semira, nos conversations s’espacèrent, car elle était écoutée, et " did not want to excite them."
L’après-midi du 22 septembre 1998, Serge me téléphone : il y a environ une heure, Semira a été emportée en ambulance depuis Zaventem jusqu’à l’hôpital Saint Luc. Je téléphone aux urgences où ce nom ne figure pas sur la liste. Je dis que je suis médecin et insiste pour que l’on me passe un médecin de garde. Celui-ci me reconnaît, mais a déjà reçu des consignes de la Direction pour ne pas ébruiter l’affaire "qui pourrait avoir des retombées politiques graves". Je prends ma voiture et, à l’hôpital, insiste pour parler au médecin. Il me propose d’aller voir Semira, en réanimation. " Comme elle connaît votre voix, cela pourra peut-être nous renseigner sur la profondeur de son inconscience". Elle est là, longue et frêle sur le lit, avec aux pieds les baskets que je lui avais offerts. Mais elle ne répond par aucun signe à mes appels. Arrive dans la chambre le directeur de l’hôpital. Il soulève la cotonnade africaine dont Semira est revêtue et me dit : Voulez-vous constater qu’il n’y a pas trace de coups ? Interloquée, je réponds que ce n’est pas mon rôle. La face de la jeune femme est très tuméfiée... A ce moment, nul ne sait encore comment a été traitée Semira. Dans le couloir, certains membres du collectif sont maintenant arrivés et pleurent. Mais on nous refoule. Le comportement de la Direction changera lors de l’arrivée du Président de la Ligue des Droits de l’homme, qui demande la réunion d’une petite cellule de crise.
Puis la foule arrive. Je fuis les interviews des journalistes et rentre chez moi pour attendre la nouvelle du décès de Semira. ( Mais qui avait empêché que le nom de Semira soit inscrit sur la liste des admis aux urgences ? Quelles instructions avaient reçues les gendarmes qui l’accompagnaient ? Distincts certes de ceux qui s’étaient unis pour commettre l’acte).
Le 9 septembre 1999, je réponds à une convocation de l’Inspecteur de police Grellet, au13 rue des Quatre Bras. Il m’accueille presque cérémonieusement, me rappelant que je suis venue donner un cours sur le sida, concernant, selon lui, les "dangers qu’encourent les forces de l’ordre à manipuler un blessé". Et il enchaîne : vos arguments ne m’ont pas convaincu ; avant de toucher un blessé, j’y regarde toujours à deux fois. J’amène le sujet sur l’étouffement de Semira. Il balaie mes commentaires en affirmant que la question est réglée. Ce qu’il veut, c’est mon témoignage sur " la responsabilité" du Collectif contre les expulsions dans ce décès. Responsable comment ? En induisant à la rébellion.
Mais j’insiste pour revenir à Semira, pour parler de l’usage précédent de l’oreiller qui avait déjà failli l’étouffer, et lui a suscité cette réflexion : à l’aéroport, certains seraient capables de tuer. (Voir l’interview de Semira dans Les barbelés de la honte). Dès lors, ne peut-on avancer que, le 22 septembre 1998, il y eut une forme de préméditation ? Oh ! non, répond calmement mon interlocuteur : ce n’était pas les mêmes gendarmes.
Voici un extrait de l’article que j’écrivis dans le journal Le matin, le 1er octobre 1999.
« Poli et même courtois, l’inspecteur se mit à évoquer la "violence" de Semira. Je ne pus que répondre : " ? !?!?", comme si cela sortait de ma bouche dans une bulle de BD. Mon ébahissement permit à l’inspecteur d’expliciter la violence de Semira : crier et se démener dans l’avion pour alerter le pilote. Après un échange de vue sur les échelles de brutalité entre crier et étouffer avec acharnement, l’inspecteur, scrupuleux, nota sur l’ordinateur : selon la déclarante, " ce n’est pas être violent que de se démener pour attirer l’attention des passagers". Mon opinion, originale à ses yeux, fut citée entre guillemets.
Ensuite, toujours sur le ton d’un homme du monde, l’inspecteur murmura, gêné : mais savez vous que Semira alla jusqu’à déféquer sous elle, souillant ainsi ses vêtements, ce qui "rendit la tâche plus pénible aux gendarmes." Cette fois, c’est moi qui mets les guillemets. Or, ce relâchement des sphincters s’opéra au moment où Semira, étouffée, perdit conscience. En révélant ainsi son entrée dans la mort, Semira commit un acte contre la bienséance. »
Mais l’inspecteur poursuit son idée : la convocation a pour but d’enquêter sur ma complicité avec le Collectif contre les expulsions.
Reconnaissez-vous en faire partie ?
Oui.
Ce Serge Thiry est-il de votre famille ?
Non, mais j’aimerais qu’il le soit.
Au moment de signer ma déposition, je m’aperçois que la deuxième partie de cette phrase a été omise, de même que certaines autres remarques. En marge, on inscrit des rajouts, que je paraphe.
Cette expérience suffit à montrer la manière dont a été menée l’instruction, lors de la mort de Semira : à charge de la victime et, au delà d’elle, de ceux et de celles qui l’ont soutenue et dont il s’agissait de faire les véritables responsables du crime. Leur comparution a d’ailleurs précédé celle des gendarmes. Les forces de l’ordre ont la mémoire longue, sauf lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes : les expulsions disons, brutales, continuent.
Dans les Centres fermés également, le drame de Semira ne servit même pas de leçon au cours des années 99 et 2000. Tout au plus joua-t-on à jusqu’où ne plus aller trop loin : coups et blessures, coup du lapin sur la nuque, coups de botte dans le ventre d’une femme enceinte entraînant son avortement, non assistance à tentative de suicide... et tant d’autres fautes impunies. Et je ne parle que de cas auxquels je fus personnellement mêlée.
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