Par Griet (traduction Joëlle)
Ceci est un résumé de la deuxième journée du procès. J’ai essayé de faire un compte-rendu le plus exact de ce qui a été dit, sans commentaire ou analyse. Il est inévitable que des passages m’aient échappé : la salle d’audience n’est pas une salle de cours : les inculpés nous tournent le dos.
Les interrogatoires des inculpés : les questions sont posées par le juge Félix Vernimmen, sauf mention contraire (questions des parties civiles)
1er inculpé, gendarme Cornelis
Je fais partie de la section de contrôle de la frontière et de la section rapatriement forcé. Nous faisons ça à tour de rôle, nous sommes des gendarmes volontaires. À partir de 1995 j’ai fait entre 15 et 20 expulsions ; il y a eu quelques incidents, par exemple avec ceux qui cachaient des rasoirs. Avant le rapatriement de Semira, d’autres m’ont dit, attention c’est sa sixième fois. Nous sommes d’abord allés dans sa cellule pour lui expliquer qu’elle n’avait aucune raison de résister. Je lui ai dit ça en français et en anglais, elle n’a pas réagi, ne m’a même pas regardé. On l’a ligotée parce qu’il y en a qui essaient de sauter pendant le transport. Elle était passive, ne réagissait pas. Dans l’avion, si on a laissé les accoudoirs baissés c’est parce que le siège était cassé. J’ai mentionné ce problème, mais on m’a dit de les laisser baissés.
Elle a essayé d’enlever sa ceinture de sécurité et de se lever, elle n’a pas réussi à l’ouvrir, je l’ai bien refermée. Monsieur Heylen, le caméraman, m’a dit : elle a crié, mais je ne sais pas combien de temps. Nous étions à l’arrière de l’avion, les passagers rentraient par l’avant, nous ne voulions pas lui laisser le temps d’alerter les passagers parce que la dernière fois elle avait crié et les passagers s’étaient révoltés. Elle criait, et cette fois nous sommes tout de suite intervenus pour empêcher que les passagers soient au courant. Je l’ai tirée vers moi et Pippeleers a fait la " patte de canard ". Je l’ai plaquée quelques minutes contre le coussin, sans presser sur le nez, la pression que j’exerçais n’était pas constante, quand elle se révoltait j’augmentais la pression, et quand sa résistance diminuait je diminuais la pression et je la " houdgreep ". Elle a tourné la tête de sa propre initiative.
Est-ce que Pippeleers poussait fort ? Je ne sais pas, il faut lui demander. Mais lui aussi poussait plus fort quand elle résistait et moins quand elle restait immobile. Mon chef m’a donné le coussin. Il y a des gens qui se tiennent calmes pour récupérer leurs forces et tout à coup recommencent. On ne voulait pas lui laisser la possibilité de se redresser sur son siège et de retrouver ses forces. Mon collègue a demandé deux ou trois fois si elle pouvait encore respirer. C’est une question traditionnelle pour garder le contrôle, parce qu’on a tellement de choses à faire à ce moment là. À un moment très important je l’ai entendu renifler ou haleter (snikken), j’ai cru qu’elle pleurait alors on a continué. (…)
Je n’ai pas regardé ses yeux (…). Je n’étais pas à la journée d’études de 1996 sur les expulsions.
- Aviez-vous employé le coussin avant ?
Une fois.
- Avez-vous eu des accidents avec ce coussin ?
Non.
- Vous avez mis votre bras contre son épaule ?
Peut-être que j’ai appuyé à nouveau.
Quelques jours avant l’expulsion, je prenais un café avec des collègues et nous avons parlé du cas de Semira, en disant que c’était un cas difficile.
- Y avait-il des pressions pour que ce rapatriement aboutisse ?
Non, mais dans les couloirs on parlait et on disait "les trente expulsions doivent réussir ou nous aurons des misères". Une pression certaine venait d’en haut.
J’ai une carrière sans tache. J’ai été malade pendant trois ans à cause de cette affaire, je suis resté un an sans travailler, et maintenant je suis de nouveau à la maison.
- Vous avez constaté que cet accoudoir ne fonctionnait pas. N’y a-t-il eu personne pour penser à la changer de place ?
À ce moment nous ne savions pas que cet accoudoir pouvait avoir pour conséquence de l’empêcher de respirer.
- Dans vos déclarations précédentes vous avez dit que quand les passagers sont entrés elle a essayé de crier. Maintenant vous dites qu’elle a crié. Ca fait une grande différence. Quelle est la réalité ?
Il y a eu un début de cri, pendant une fraction de seconde.
Questions des avocats de la partie civile :
1- On voit sur la vidéo trois grands adultes peser de tout leur poids sur Semira. Est-ce que toutes les expulsions se passent toujours avec une telle démonstration de force physique et de pouvoir ?
Oui, c’est normal, mais d’habitude il y a moins de policiers. Dans ce cas-ci nous n’étions que deux à pousser.
2- Vous dites que le coussin ne touchait pas son nez, comment pouvez-vous être sûr, la distance entre la bouche et le nez est minuscule ?
Ça je ne sais pas, vous devez demander à ceux qui ont rédigé cette circulaire.
3- Vous dites que quand vous avez vu les spasmes vous ne saviez pas que c’était un élément de l’étouffement. Personne d’entre vous n’a eu l’idée de regarder si tout se passait bien ? Pourquoi avez-vous continué ?
Parce que j’ai entendu qu’elle respirait, j’ai contrôlé ce que je devais contrôler.
2ème Inculpé, gendarme Pippeleers.
J’ai commencé en 1994, après un an j’ai pu procéder à des rapatriements, j’en ai fait plus de 20.
J’ai vu Semira dans la cellule, je lui ai dit qu’elle chantait joliment bien, mais elle ne voulait pas me répondre.
- Pendant que vous étiez occupés avec le coussin, il y avait du personnel de la Sabena autour de vous. Ces personnes disent qu’elles n’ont pas entendu Semira crier.
La musique s’était mise en route.
- Pourquoi avez-vous décidé de la plier en deux ?
C’était notre devoir / obligation quand elle a essayé de crier fort.
- Combien de minutes avez-vous appuyé ?
Sept, huit ou peut-être dix minutes, j’étais plein de sueur, parce qu’il y avait une forte résistance. J’étais trempé de sueur.
- Qui était autour de vous ?
Il y avait beaucoup de monde, entre autres le capitaine Vandenbroek, une dizaine de personnes, des gens de la Sabena et des gens du service des Etrangers
Personne parmi eux n’est intervenu, tout était normal dans la procédure, j’ai confiance en mes collègues, qui ont contrôlé qu’elle respirait.
Semira m’a attrapé les couilles, Dany a vu ça et il m’a aidé.
- Quand a-t-elle déféqué ?
C’était tout au début, après environ 5 minutes.
- Vous savez que cela peut être le signe du début du coma ?
Il y en a qui utilisent ça comme tactique pour rester ici. L’odeur était là depuis le début, pour nous c’était le signe que, comme beaucoup d’autres, elle faisait cela pour ne pas partir.
J’ai déjà employé le coussin deux fois. Et je connais une expulsion où on a appuyé sur la personne pendant six heures.
- En 1997 il y a eu un incident très grave. Vous avez perdu votre calme. Un de vos collègues (qui faisait pour la première fois une expulsion a porté plainte contre vous pour avoir frappé dans le ventre un homme expulsé vers Casablanca. Vous lui avez tapé dans le ventre et votre collègue a dit que vous aviez déclaré : "comme gendarmes, nous devons montrer qui est le chef".
Je n’ai jamais frappé, j’ignore pourquoi mon collègue déclare cela. J’ai dit ces mots mais je n’ai pas frappé.
Le parquet a classé cette plainte, mais j’ai été suspendu pendant un mois de la gendarmerie.
Après cette suspension je n’ai plus pu faire de rapatriement pendant deux ans, puis j’ai demandé de pouvoir de nouveau en faire au capitaine Vandenbroek. Il a accepté à condition que je remette un rapport après chaque expulsion. J’en avais déjà fait trois avant Semira. Après cette affaire on a voulu nous déplacer sur Louvain, mais Tobback, qui était bourgmestre de Louvain, a dit : " je ne veux pas de criminel dans ma ville". A cause de cela nous avons été mutés ailleurs. Je suis longtemps resté à la maison, j’ai eu besoin d’aide psychologique, j’ai eu beaucoup de difficultés et j’ai beaucoup souffert.
(Il pleure)
- Le rapport psychiatrique vous décrit comme une personnalité douce, non violente, positive, vous aimez le football, vous êtres sociable, jovial, sans peur, vous avez une certaine autorité et vous pouvez montrer une force impulsive en situation de conflit.
Nous avons été menottés pour une nuit, enfermés dans une cellule glacée. Ca nous a cassés. J’ai assez souffert. Nous avons fait notre travail, comme il faut. Je n’oublierai jamais ce qu’on nous a fait.
Questions des avocats de la partie civile :
1 - On est volontaires pour les rapatriements. Vous aviez déjà connu une situation difficile. Pourquoi vous êtes vous porté volontaire pour en faire à nouveau ?
C’est quelque chose qu’on fait ou qu’on ne fait pas. Je suis amoureux de l’Afrique. J’ai des très bonnes relations avec des gens qui ont une autre couleur de peau, j’aime connaître les autres cultures. Les expulsions ne nous donnaient pas d’avantages financiers, mais on pouvait voyager et on recevait de l’argent pour se loger là-bas.
2 - Ce collègue qui a porté plainte contre vous, c’était sa première expulsion. Quel était son avantage à tout à coup vous accuser sans raison ?
Je me le demande.
3ème inculpé, gendarme Colemonts
(…) Pendant l’expulsion, Semira a essayé d’attraper mon collègue par les couilles. Je suis intervenu pour l’aider. Dès mon arrivées à bord, j’ai senti la mauvaise odeur. J’ai été chercher de l’eau de Cologne et en ai jeté quelques gouttes sur le fauteuil.
J’ai senti à un moment que ses mains étaient flasques mais j’ai cru que c’était de la stratégie. Je ne sais pas si son nez ou sa gorge étaient dégagés ou pas. J’ai de l’expérience, depuis 1981 j’ai procédé à une cinquantaine d’expulsions. Parmi les déportés il y en a des malins qui essaient d’attendre jusqu’à ce que l’avion soit plein pour faire du bruit. Je n’ai pas reçu de formation, j’ai tout appris avec mes collègues. Dans les cellules j’ai parfois vu des gens dont j’ai eu pitié, leur situation est tellement inhumaine. Ils sont envoyés ici par leur famille, et en Afrique la famille espère qu’ils vont envoyer un peu d’argent.
- Il y avait une dizaine de personnes autour de vous, personne n’a réagi ?
Tout le monde était convaincu que tout se passait selon les règles.
Le psychiatre dit que vous avez une intelligence au-dessus de la moyenne et que vous avez du respect pour les autres et le sens de la responsabilité.
J’ai encore travaillé jusqu’au 26 octobre à l’aéroport, avant d’être muté. J’ai trouvé cela très grave. L’aéroport, c’était ma deuxième vie, j’aimais tellement le monde de l’aéroport, je ne comprends pas pourquoi j’ai dû le quitter. Je suis resté deux ans à la maison. Tobback ne voulait pas de "criminels dans sa ville". Le chef (état-major ?) de la gendarmerie nous a reçu 4 fois. Je ne voulais pas aller compter des boîtes vides dans une cave, parce que je n’ai commis aucune faute. Après ils m’ont muté vers la caserne d’Etterbeek. (…)
4ème inculpé Capitaine Vandenbroek, responsable des rapatriements
Durant ces deux semaines, on a reçu l’ordre d’absolument déporter 23 personnes, parce que les centres étaient pleins. Le Ministère de l’Intérieur nous a dit que les déportations n’allaient pas assez vite et que nous devions produire un effet choc. Normalement l’équipe de sécurité de la Sabena procède à des expulsions, mais d’une part ça coûtait trop cher et d’autre part les gens résistaient trop. C’est pour cela que la Sabena a demandé à la gendarmerie de procéder aux expulsions.
Le dossier de Adamu était l’un parmi les 3500 expulsions qui ont lieu chaque année. Il y avait peut-être un peu plus d’attention à cause des media et parce qu’on avait un quota de 23 personnes à expulser dans une procédure d’urgence.
Le 21 juillet, pendant la 4ème tentative, je suis allé dans l’avion. Les passagers se sont révoltés, il y avait même tellement de tumulte que l’avion bougeait. La résistance a été générale. Un passager nous a attaqués et on l’a arrêté.
Il y a un tableau de pourcentage de réussite des rapatriements qui était affiché chaque jour. Si le chiffre était trop bas, le colonel Tempels nous réprimandait. Via les membres du cabinet des affaires intérieures nous avons senti la pression. La pression pour faire partir Semira après tous ces essais. Semira était soutenue par le Collectif contre les expulsions. Si cette expulsion ne réussissait pas, cela pouvait faire croire que le Collectif était capable de saper la politique des étrangers. Vande Lanotte a dit que les longues périodes d’enfermement avaient un effet négatif sur les expulsions. Je savais qu’on ne pouvait plus garder Semira bien longtemps.
À 10h35 on a senti la mauvaise odeur. Autour de 10h54 j’ai senti que son cœur ne battait plus.
Question de l’avocat de la partie civile :
1 - Avez-vous donné des ordres au cameraman sur ce qu’il devait ou non filmer ?
Non, mais malheureusement il ne lui restait plus que quelques minutes de films, et c’était difficile de tout filmer.
2 - Vous avez dit qu’un des moments les plus difficiles d’une expulsion est celui où les passagers entrent. Ce moment n’est justement pas filmé ?
Il n’y avait pas assez de film.
3 - Selon votre analyse, il y avait pression politique d’en haut, pression d’en bas (pas assez de personnel) et vous avez dit que vous n’aviez pas eu de formation sur les circulaires et la façon de les appliquer. Dans votre position, trouvez-vous raisonnable d’avoir décidé de continuer les expulsions, dans un contexte qui d’après vos propres propos était difficile et inacceptable ?
Tout le monde connaissait la technique du coussin, personne n’a jamais dit que c’était dangereux, ma confiance était grande.
4 - Il ne faut pas être médecin pour imaginer, quand on plaque très fort quelqu’un sur un accoudoir et un coussin, que ça peut tuer. Vous n’avez pas réfléchi à cela ?
Non, par le passé nous avions employé le coussin pendant plusieurs heures d’affilée et rien d’anormal n’a eu lieu.
5 - Vous avez laissé procéder à cette expulsion par Pippeleers, qui avait des antécédents. Pourquoi avez-vous accepté cela, et aviez-vous quelqu’un pour le contrôler ?
Quelqu’un devait contrôler qu’il ne la frappe pas, et effectivement il n’a pas frappé.
5ème inculpé, gendarme Welkhuysen ( ?) :
[Griet est sortie pendant quelques minutes]
1er témoin : Heylen, le gendarme cameraman
À un certain moment elle a commencé à crier mais je ne sais plus rien de ces moments-là. La mauvaise odeur, c’était dès le début.
Quelques semaines avant les faits la pression émanant du Ministère de l’Intérieur était très forte. Nous sentions cette pression.
Questions de l’avocat de la partie civile :
1 - Il y a une interruption dans la vidéo. Pouvez-vous jurer sur serment que vous n’en avez pas détruit une partie et que vous avez gardé toute la cassette ? Vous avez décidé d’arrêter de filmer et de recommencer à certains moments. On a vu discuter Pippeleers et Cornelis à propos des accoudoirs, et on les a entendu dire qu’une fois, à cause de ces accoudoirs, une personne a eu deux côtes fêlées. Pendant que Semira chantait vous avez arrêté de filmer. Pourquoi ?
Je n’avais que deux ou trois minutes de batterie, et au début tout le monde quittait l’avion pour le nettoyage. Je voulais économiser la cassette et la batterie.
2 - Vous décidez d’arrêter de filmer pendant 8 minutes, et quand vous recommencez on entend tout de suite dire "elle commence à puer". Selon vous, pendant ces 8 minutes, beuacoup de choses se sont passées :
Semira a essayé d’enlever sa ceinture
elle a crié
elle a agité ses bras
vous avez appuyé sa tête sur le coussin et vous avez fait la "patte de canard" ?
De tout ça, il n’y a pas de trace filmée. Pourquoi, de toutes ces éléments essentiels n’avez vous rien filmé ?
Je le regrette beaucoup, ce n’était pas toujours facile de filmer, je n’étais pas toujours dans la bonne position.
3 - On a un témoignage de quelqu’un de la Sabena , An Maeyen,, qui dit qu’à un moment elle vous a vu tirer Semira par les cheveux.
Cela m’étonne.
4 - Dans votre déclaration au juge d’instruction Callewaert vous avez dit : "je pense que tous nous avons eu l’impression que ces gens devaient quitter le pays coûte que coûte" et que "nous devions employer pour cela tous les moyens." Que veut dire "tous les moyens" et "coûte que coûte" ?
Silence.
5 - Même question
(Silence…) Tous les moyens autorisés par la loi.
Les personnes présentes ont pu comprendre ce témoignage en français. Ci-dessous, en voici la version écrite, que Lise Thiry avait rédigée avant le procès. Pendant l’audience, le juge l’a plusieurs fois interrompue, elle n’a pas eu l’occasion de développer complètement son propos.
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