Gouvernement : le spectacle continue...

novembre 1998.
 

par Patrice Deramaix

THEATRE DE L’INDIGNATION

La réponse gouvernementale aux réactions suscitées par l’assassinat de Semira Adamu témoigne, une fois de plus, de la capacité du pouvoir d’accuser l’impact de l’indignation collective. Comme le mouvement civique provoqué par "l’affaire Dutroux", l’indignation collective face aux méthodes gouvernementales d’expulsion et de séquestration d’exilés pénètre dans le ventre mou de Dehaene sans qu’il ne suscite autre chose que le théâtre politicien de l’indignité médiatiquement assumée ( la démission du ministre de l’intérieur, la politisation communautariste des enjeux ( la déclaration de Tobback sur "l’hypocrisie" francophone ) et la mise en place d’aménagements mineurs permettant de poursuivre la même politique quitte à en accentuer les effets pervers.

Qu’on ne se trompe point, l’espace de liberté gouvernementale est minime : In politique en la matière étant entièrement dictée par les accords de Schengen et le dispositif européen de coopération judiciaire et policier. C’est pourquoi (e pouvoir spectacularise cyniquement les aménagements humanitaires d’une politique inchangée tout en essayant de désamorcer le scandale dévoilé par les événements tragiques du 22 septembre. Ebranler l’opposition citoyenne, apaiser l’associatif, jeter le doute dans l’opinion publique, occulter les enjeux réels restent ici les recettes d’une tactique parfaitement rodée qui visera à aménager l’intolérable en y impliquant le mouvement associatif et les acteurs institutionnels de l’humanitaire.

AMENAGER L’INTOLERABLE

Les lignes de force de l’attitude gouvernementale peuvent se résumer en un mot : efficacité. Les aménagements humanitaires dont elle se prévaut se ramènent en fait à rendre plus efficace la politique imposée au niveau européen. En aucun moment, le principe de la fermeture des frontières et de l’expulsion forcée des nonrégularisables n’est remis en cause sinon dans ses modalités qui tiennent, dorénavant, compte de l’évaluation de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès nu territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers rapportée au Sénat en juin 1998. Le souci premier du gouvernement restera de lutter contre la migration clandestine, assimilant la volonté migratoire des exilés à la pratique criminelle des passeurs et des exploiteurs de la main d’œuvre clandestine.

L’examen des propositions du Conseil des ministres permet de prendre la mesure du cynisme gouvernemental lorsqu’on constate que l’humanisation du droit d’asile consistera en une augmentation du personnel répressif et dans l’implication du secteur humanitaire dans le processus de contrôle et de sélection. Rien n’est envisagé quant à un élargissement du droit d’asile, aucune réponse n’est apportée à l’interpellation civique et éthique que suscite la fermeture des frontières et les pratiques coercitives qu’elle implique. Certes, on pourra se réjouir d’une plus grande célérité dans le traitement des dossiers, on pourra se satisfaire de ce que les bureaucrates de l’Office des Etrangers soient mieux formés à l’accueil des victimes de la répression et de la misère. Mais s’il est utile que les cas soient traités avec diligence, s’il est nécessaire qu’une plus grande transparence existe dans le fonctionnement de l’Office des Etrangers et du Commissariat Général des Réfugiés et Apatrides (CGRA), s’il est indispensable que les délais de traitement des dossiers, de recours et de réponse soient abrégés, aucune solution n’est aujourd’hui apportée à la "crise du droit d’asile". La précarisation sociale des pays du Tiers-Monde, la violence et l’instabilité politique, y compris en Europe, provoque de considérables déplacements de populations, dont une fraction minime aboutit, en fin de compte, aux portes d’une Communauté économique européenne entièrement dévolue aux lois du marché.

Or les dépenses d’aide au développement sont en régression, à l’échelle mondiale. La politique de coopération économique avec les pays signataires des accords de Lomé se voit remis en question au profit de l’aide économique aux pays de l’Est.

L’instabilité politique, la gabegie économique, les tensions géopolitiques qui sévissent dans ces dernières régions contraignent leur main d’œuvre à l’exil. Dans le même mouvement, les frontières européennes, résolument fermées aux exilés africains ou asiatiques, s’ouvrent largement aux mafieux de l’Est, aux trafiquants de main d’œuvre (dont font partie certains milieux cléricaux spécialisés dans le placement de domestiques polonaises), aux réseaux de prostitution ou de trafics de voiture. La fermeture des frontières européennes aux migrations économiques prend prétexte de la lutte contre la main d’œuvre clandestine, mais la politique adoptée engendre des effets les plus pervers, qui enferment la communauté européenne dans un cercle vicieux. En effet, faute de pouvoir pénétrer légalement dans les pays industrialisés, les migrants sont contraints de confier leur sort aux passeurs et aux trafiquants de main d’œuvre, de sorte qu’une criminalité internationale, organisée, s’installe à la périphérie du monde industrialisé, souvent avec la complicité des autorités locales et pour le plus grand profit des employeurs de la main d’œuvre clandestine. Pour lutter contre cette criminalité, l’Europe ne semble disposer que d’un seul moyen : fermer les frontières et enfermer les victimes, dans l’espoir vain de décourager de nouvelles migrations. Or, la CEE ne tient aucunement compte de l’état de nécessité des migrants acculés par la misère et surendettés par les "passeurs" à une aventure migratoire hasardeuse.

La crise du droit d’asile est liée, que l’on veuille ou non, à ces flux de population puisqu’une des stratégies adoptées par les migrants en mal de pays d’accueil sera d’user de la possibilité d’obtention du statut de réfugié. Peu importe si les chances de reconnaissance sont minimes : il s’agit de gagner du temps et de s’infiltrer, autant que faire se peut, dans les interstices du tissu social. Bref, au bout du chemin, se trouve la condition clandestine et son extrême misère.

Ainsi le réfugié politique voit son statut remis en cause. Son image de victime de la
répression politique se voit remplacée par celle d’un "opportuniste" tricheur. Les textes légaux définissant le statut de réfugiés seront appliqués, mais dans une interprétation restrictive, ne permettant en fin de compte que très peu d’écart avec la lettre. C’est faire fi d’une réalité sociale beaucoup plus complexe que ne le laissait présupposer les conditions d’exil qui prévalaient dans les années 50 et 60... Des populations entières sont victimes d’une répression diffuse, potentielle, en raison d’une appartenance ethnique, linguistique ou religieuse ; dans nombre d’Etats la condition féminine est, en tant que telle, source de persécution ; les famines, parfois délibérément provoquées par des Etats, contraignent des populations entières à l’exode ; l’activisme de groupements terroristes et la répression gouvernementale créent, dans nombre de régions, une insécurité insupportable pour la population civile, sans que les victimes potentielles puissent se prévaloir, à priori, des conditions légales pour être reconnu comme réfugiés politiques, c’est-à-dire comme militant persécuté pour son activisme. Refuges politiques, refuges de guerre, refuges économique se confondent dans des démarches mal définies et souvent peu formalisées par les intéressés eux-mêmes.

Pour beaucoup, l’exil relève d’une volonté de trouver la paix, la sécurité, un cadre meilleur de vie, plus que d’une opposition consciente et structurée au pouvoir en place.
Le maintien de la fermeture des frontières entraîne quatre effets pervers :

1. Elle accentue la sujétion des migrants aux réseaux criminels de sorte que la lutte contre la "clandestinité" a pour effet paradoxal de renforcer la criminalité qui exploite les migrants illégaux. La pratique des expulsions de migrants clandestins accentue l’insécurité et favorise les comportements illicites tout en parvenant pas à contrer efficacement la pression migratoire. D’autre part, elle favorise des pratiques de corruption au sein de l’administration et des pouvoirs publics.

2. Elle enferme les migrants dans la précarité sociale, favorisant une économie de survie, parallèle, qui échappe aux dispositifs légaux et favorisant, par la même occasion, l’enfermement des migrants dans une logique de non-droit : délinquance, prostitution, drogue...

3. Elle exacerbe la xénophobie du pays d’accueil et oblitère l’image positive du réfugié politique. Ces derniers voient leur statut précarisé, et la légitimité de leur demande systématiquement mise en doute. Lorsqu’il est question d’ouvrir un centre d’accueil ouvert, l’initiative est souvent ressentie par la population comme une menace, une atteinte à sa tranquillité. Des êtres humains en exil sont ressentis, avec la complicité d’un pouvoir politique qui n’envisage leur cas que sous l’angle des "problèmes" à résoudre, comme un fardeau.

4. Elle introduit dans le champ politique et social des pratiques incompatibles avec les principes fondamentaux des démocraties, allant du contrôle discriminatoire "au faciès" ( officiellement dit "signes d’extérieur d’extranéité") jusqu’à la séquestration, hors jugement, de personnes innocentes de tout délit de droit commun. De telles pratiques, banalisées et mises en oeuvre avec la participation (consciente ou non) des acteurs sociaux censés protéger et aider les personnes les plus pauvres, émunies et en détresse conduisent de plus en plus fréquemment à des drames qui ne doivent pas être interprétées comme des "bavures" accidentelles. Même si le meurtre reste encore exceptionnel, la violence - tabassage, mauvais traitement, injures - subie nu quotidien par les exilés séquestrés dans les centres de transit ou demandeurs d’asile, le gouvernement soulagera certainement quelque mauvaise conscience bureaucratique. II est probable aussi que le sort des candidats réfugiés sera quelque peu amélioré dans la mesure où leur cas sera statué plus rapidement. Mais la question de droit n’est nullement résolue : quelle que puisse être l’acuité de la supervision du Centre pour l’Egalité des Chances, quelle que puisse être l’impact des formations assurées par Amnesty international sur le comportement des fonctionnaires, quelle que soit l’utilité des visites de l’ONE, l’enfermement de candidats réfugiés et de déboutés du droit d’asile restera, que l’on veuille ou non, une violation fondamentale des droits humains pour la simple raison que ces hommes, ses femmes, ces enfants ne sont coupables d’aucun crime. Une situation irrégulière, qui résulte de la sévérité de l’administration, ne saurait être assimilée à un délit passible d’incarcération. De plus, ce n’est pas à la suite d’un jugement en bonne et due forme que ces hommes sont détenus. Une simple décision administrative, prise sans possibilité de recours, suffit. Avec ou sans matons, les Centres fermés - qui garderont sans aucun doute leurs murs et leurs barbelés - resteront des zones de non-droit où l’exilé restera traité en rebut d’une société trop replète, trop égoïste et trop lâche pour considérer la misère sociale qu’elle engendre.

La volonté du gouvernement est claire : maintenir la même politique de fermeture des frontières et continuer le programme d’expulsion. Pour lui, la lutte contre la clandestinité passe par l’éjection des victimes plus que par une réelle politique d’intégration et de régularisation des "clandestins". Par cette politique, le gouvernement persiste à faire l’économie d’une lutte résolue contre les trafiquants de main d’œuvre au profit d’une stigmatisation sociale de ceux qui, par nécessité économique, sont contraints de passer sous le joug des négriers. On peut se demander quels réseaux de corruption et de complicité avec ces négriers mafieux ne pourraient pas être mis à jour dans ces milieux politiciens déjà si prompts à accepter les dessous-de-table des marchands d’hélicoptères ou d’avions de combat.

IMPLIQUER L’ASSOCIATIF


Sur deux points, le gouvernement cherche à impliquer le secteur associatif dans les procédures de contrôle et de sélection des candidats réfugiés.

Le Centre pour l’Egalité des Chances et de lutte contre le racisme aura un droit illimité d’accès à la zone de transit et au Centre INAD, ce qui devrait permettre d’éviter les débordements racistes. Cependant, cette mesure est insuffisante, parce que le Centre pour l’Egalité des Chances n’est pas un organisme indépendant du pouvoir. Cet organisme joue le rôle d’ombudsman créé par l’Etat destiné à veiller à l’application des législations antiracistes et à recevoir les plaintes. Son travail est utile dès qu’il s’agit de pointer le racisme dans la société civile, mais, parce qu’il s’inscrit dans une logique d’Etat, le Centre pour l’Egalité des Chances ne peut remettre radicalement en cause des comportements discriminatoires lorsqu’ils sont le fait précisément du pouvoir établi. La vigilance en la matière doit être le fait des associations citoyennes. C’est pourquoi nous estimons indispensable que d’autres associations qui disposent du statut leur permettant de se porter partie civile en cas de violation de la législation antiraciste, puissent avoir accès aux zones de transit. Ainsi le MRAX, la Ligue Belge des Droits de l’Homme, et Amnesty international, et d’autres associations d’accueil et de défense des réfugiés politiques, devraient pouvoir accéder à ces zones afin d’entendre d’éventuels plaintes.

Amnesty International est commis formation des fonctionnaires de l’Office des Etrangers et du CGRA. Cette proposition est une reconnaissance de facto que lesdits fonctionnaires ignorent ou ne prennent pas en considération la réalité concrète des exilés et réfugiés. Une formation spécifique est certainement indispensable et Amnesty international pourra y jouer un rôle positif. Mais les problèmes dénoncés sont-ils seulement la conséquence d’un manque de formation ou sont-ils le produit logique de la politique de fermeture des frontières ? Cette dernière suscite d’office une attitude négative à l’égard des réfugiés suspectés d’opportunisme... Rappelons que le CGRA avait comme pratique d’encourager administrativement (par l’attribution de cotes d’évaluation positive du travail des juristes concluant négativement un dossier) le rejet des demandes. Ce n’est pas simplement la formation des fonctionnaires qu’il s’agit d’améliorer, c’est le principe même de fermeture des frontières aux migrations économiques qu’il faut remettre en question.

II importe ici de rappeler que Amnesty international recommande d’éviter la détention de demandeurs d’asile. Cette dernière doit répondre à des critères stricts de nécessité et de légalité et être limitée I dans le temps. De plus, la détention ne peut en aucun cas être un moyen de dissuasion et les demandeurs d’asile détenus doivent avoir, à chaque instant, la possibilité de voir leur détention revue par une autorité judiciaire ou assimilée. Les gouvernements ne devraient pas dénier aux demandeurs d’asile les moyens adéquats de subsistance durant la période de prise en considération de leur demande et de toute procédure d’appel.

La position d’Amnesty international, qui concerne l’ensemble de la communauté internationale, est modérée quant au principe de la détention de demandeurs d’asile. Elle tient en effet compte de la variabilité des circonstances propres à chaque pays.

II apparaît toutefois que, pour Amnesty international, une détention ne peut être qu’une mesure exceptionnelle. En Belgique, la détention "préventive" des demandeurs d’asile suspectés de "fraude" ou de prétentions à la clandestinité, la détention de déboutés, n’est pas une exception. Elle est une pratique administrative courante qui s’applique en dehors de toute décision judiciaire, par des instances administratives dont l’indépendance et l’objectivité n’est nullement acquise. A l’évidence, la détention de déboutés apparaît ici comme un "signal" destiné aux candidats réfugiés, elle est destinée "officiellement" à contrer et décourager ? Les migrations clandestines ; mais dans la pratique, elle décourage des demandes d’asile légitimes, ou en tout cas présumés légitimes. Ce qui entre en contradiction avec les recommandations d’Amnesty international : la menace de prolongation de détention en cas de refus, la brutalité policière, les conditions matérielles déplorables de détention, la répression des actes de résistance constituent autant de moyen d’insécurisation des demandeurs d’asile incompatibles avec les objectifs officiels d’Amnesty international.

Le gouvernement serait bien avisé, au lieu de se contenter d’impliquer Amnesty international dans la formation de ses fonctionnaires, de s’interroger sur la légitimité de la détention de personnes innocentes de tout délit. Le demandeur d’asile, l’exilé, le migrant stigmatisé comme "clandestin", n’a jamais cherché à être dans une situation "irrégulière" : ce sont les contraintes politiques, sociales et économiques qui les jettent dans l’exil et la clandestinité. Ne pas prendre en considération cet état de nécessité, et confondre la quête légitime de l’exilé pour des meilleures conditions de vie avec des pratiques criminelles et mafieuses de trafic de main-d’œuvre relève d’une attitude éthiquement et politiquement indéfendable.

Cette situation est d’autant plus intolérable que d’authentiques mafieux, des protégés de régimes criminels et génocidaires, des ex-notables de dictatures déchues jouissent en Belgique de protections politiques et d’une impunité scandaleuse quant
à leur présence sur nos territoires. On étouffe une réfugiée nigériane mais le gouvernement protège, avec la complicité des milieux politiques socio-chrétiens, des "réfugiés" notables rwandais complices du génocide perpétré contre les Tutsis.
RAISONS DU DROIT ET RAISONS D’ETAT

Face à la politique de l’Etat belge, ceux qui, par la désobéissance civile, résistent bénéficient d’une légitimité éthique, puisque leur démarche s’inscrit dans le cadre des droits fondamentaux de la personne, des droits de l’homme qui garantissent le droit à l’asile, à la libre circulation, à la recherche de conditions de vie meilleures... Leur lutte bénéficient aussi d’une légitimité historique : le progrès humain n’est possible que dans la conscience qu’un élargissement des droits et des libertés est légitime et possible. La disparition des frontières, pour utopique qu’elle puisse paraître, et la totale liberté de circulation et d’établissement, s’inscrit dans une logique progressiste de l’Histoire aboutissant à une conscience universelle de l’égalité des hommes et de la réciprocité de leurs droits et devoirs. Le "contrat social" que les forces progressistes cherchent à instaurer ou à réinstaurer concerne l’ensemble de l’humanité et non seulement la fraction qui n eu la chance de naître dans un Etat de droit. Dans cette perspective, les nationalismes et la frilosité protectionniste de la CEE apparaissent comme les manifestations d’un conservatisme éthique et politique aussi rétrogrades que l’attitude des partisans des "octrois" limitant la libre circulation des personnes entre les villes françaises en 1789. A l’orée du 2le siècle, il serait plus que temps d’abandonner l’héritage blet et rancis des nationalismes du 19e siècle.

Cependant, si l’on veut inscrire ces principes éthico-politiques dans le concret de la vie sociale, il faut prendre en considération les contraintes, tant économiques que sociales, dans lesquelles évoluent les forces politiques. La Belgique n’est pas une nation souveraine : sa politique est entièrement dévolue aux intérêts internationaux du capital et est subordonnée aux impératifs dictés par la CEE. En particulier sa politique en matière d’immigration et de droit d’asile s’inscrit dans le cadre des accords de Schengen, et des conventions prises à l’échelle européenne. C’est dans ce cadre que nous devons évaluer cette politique et c’est dans ce cadre que les forces de résistance doivent agir.

L’attitude gouvernementale répond à une logique d’Etat, une logique imposée par la Communauté européenne soucieuse à la fois de libéraliser la circulation des marchandises, des capitaux, des hommes à l’intérieur du cercle clos des pays industrialisés, tout en limitant drastiquement la circulation des hommes lorsqu’ils proviennent des marges de l’Empire européen. Sous couleur de lutter contre l’exploitation de la misère, c’est à dire contre le trafic de la main d’œuvre, l’Europe des nantis ferme ses frontières aux miséreux et se conforte dans l’illusion que les régions surdéveloppées peuvent se protéger des conséquences sociales engendrées par l’exploitation capitaliste. Ce n’est pas la criminalité qui encourage les migrations, mais bien la misère et la précarité. Ce n’est qu’à la faveur de la fermeture des frontières européennes qu’une criminalité se développe - avec la complicité des gouvernements aussi bien locaux qu’européens - en vue d’exploiter les migrants clandestins pour le plus grand bénéfice des entrepreneurs.

Lorsque les gouvernants disent lutter contre le travail clandestin pour défendre l’emploi, ils oublient qu’une lutte réellement efficace contre la clandestinité du travail - et cette efficacité passerait par la régularisation des sans-papiers et l’octroi de permis de travail légaux - mettrait à mal nombre d’entreprises employant systématiquement une main d’œuvre clandestine. Dans l’optique patronale, l’abandon du travail clandestin, et de la fraude fiscale et sociale, passe par un dumping social, par un démantèlement des acquis sociaux et un nivellement au plus bas des réglementations sociales. Dans l’espace européen, le capital cherche à ramener les politiques sociales nationales au niveau de celui pratiqué par les pays européens les moins développés, sur le plan social : l’Espagne, le Portugal, Ici Grèce deviendraient les références en matière de (non)droit social sur lequel s’aligneraient les pays qui bénéficient de législations plus avancées. En matière de droits sociaux, rien n’est acquis sous le règne u libéralisme et du marché unique et l’un des instruments de cette déstabilisation est, pour le patronat, la concurrence sauvage apportée par la main d’oeuvre "clandestine". D’où l’intérêt, pour le patronat, de fermer les frontières et d’acculer les migrants à la clandestinité. Cette politique présente pour lui un double intérêt :

premièrement, elle maintient dans l’espace social une réserve de main d’oeuvre "concurrentielle", illégale, mais d’autant plus disponible et exploitable, qu’elle reste illégale.

Secondement, elle contribue à briser les solidarités et à diviser, sur le plan
idéologique, les travailleurs en stigmatisant l’étranger, perçu comme un "concurrent déloyal" sur le marché de l’emploi.

D’un autre côté, l’Etat cherche à protéger ses intérêts, notamment fiscaux, en maintenant la pression sur les entreprises déloyales en matière fiscale. N’oublions pas, que malgré le libéralisme de fait, l’Etat belge reste largement imprégné de socialdémocratie et qu’il cherche à maintenir tant bien que mal le cadre général de sa législation sociale. La chasse au clandestin, la fermeture des frontières, est pour lui une nécessité aussi bien politique qu’économique, puisqu’elle protège les intérêts socio-économiques nationaux. Les pressions et les contraintes sont cependant contradictoires : en effet, le droit social s’inscrit dans un champ territorial délimité par les frontières nationales (ou européennes) tandis que les enjeux économiques sont désormais globalisés à l’échelle mondiale. Subjectivement, des forces sociales-démocrates peuvent percevoir l’ouverture des frontières aux migrants économiques comme une menace pour l’emploi et pour la sécurité sociale : si des travailleurs même réguliers, venus du tiers-monde, acceptent le dumping social imposé par le patronat et se montrent plus flexibles, la position des travailleurs en place s’en trouve précarisée. Cette situation de fait montre la faiblesse de l’Etat face aux pressions économiques et à la toute puissance du patronat, qui, arquant de la flexibilité des migrants imposent une révision à la baisse des normes sociales. On peut se demander si l’ouverture inconditionnelle des frontières (ou l’effet d’appel qui résulterait d’un assouplissement de la politique d’asile ou d’une régularisation des clandestins) ne renforcerait pas la position patronale en raison même de l’afflux de demandeurs d’emploi "plus flexibles" sur les marchés nationaux (ou européens).

A court terme la réponse pourrait être (mal heureusement) positive : le flux migratoire est une nouvelle donne dans la redistribution des forces sociales qui serait profitable au patronat. Mais à moyen terme, les migrants s’intégreraient dans un cadre démocratique déjà structuré par les acquis des luttes sociales les forces syndicales, les groupes de pression démocratiques, les formations politiques progressistes sont à même de contribuer à l’intégration de ces travailleurs migrants dans le cadre des luttes sociales. Peut-on dès lors, passé le cap d’une précarisation à court terme des acquis sociaux, compter sur une redynamisation des luttes qui intégreraient, dans des réseaux de solidarités internationales, les luttes d’ici aux combats sociaux qui se déroulent dans les pays socialement sous-développés ? La réponse reste, factuellement, incertaine. Elle dépend en fait de l’état concret des luttes, de la conscience sociale et politique des travailleurs, tant migrants que nationaux. En fait, la réponse qui doit être apportée ici ne peut que résulter du combat citoyen et social que nous menons. L’ouverture des frontières européenne aux migrations, qui nous apparaît comme une nécessité éthique et politique, relève d’un défi, d’un pari dont l’issue est problématisée par la situation actuelle des luttes sociales, par l’état concret des forces sociales, syndicales, démocratiques et politiques, à la fois en Europe et dans le monde. Ce n’est que dans la mesure où ces forces sociales sont capables de dépasser les clivages artificiels suscités par les nationalismes, d’unifier leurs forces face à l’hégémonie du capital, et d’inventer de nouvelles formes, y compris transgressives, de luttes sociales, que le pari de l’ouverture des frontières peut être tenu.

A l’évidence, le combat pour le droit d’asile, la régularisation des sans-papiers et pour une politique d’ouverture aux migrants est une entreprise de longue haleine, à mettre en oeuvre à l’échelle européenne.

II doit impliquer l’ensemble des forces sociales dévouées aux travailleurs, prenant en considération les enjeux et l’impact sur l’emploi et la sécurité sociale, de manière à faire pièce aux manœuvres tant patronales qu’étatiques visant à niveller les acquis sociaux. Dans cette perspective, la solidarité internationale établie aussi bien entre les mouvements sociaux pour la régularisation des sans-papiers qu’entre les forces sociales et syndicales en lutte contre l’hégémonie du capital est un facteur déterminant dans la victoire.


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