Aux curieux qui s’informent parfois des circonstances de la naissance du Collectif contre les expulsions, ses membres racontent souvent cette histoire : ça se passait très exactement le 20 avril 1998. Pour la première fois, nous nous manifestions à Zaventem, contre les déportations pratiquées par la Sabena. Nous étions quelques amis, déterminés, braillards, savions que ce genre d’actions se pratiquaient avec succès en France. Une journaliste était là, qui courrait dans tous les sens et ne comprenait visiblement rien à ce qui se passait. Des déportations ? En Belgique ? Mais dans quel film ? Elle nous pressait de questions, nous demandait sans cesse : mais qui êtes-vous à la fin ? Un des nôtres improvisa : Nous sommes un collectif. Mais quel collectif ? Le collectif contre les expulsions. Nous nous étions choisi un nom dans l’urgence et l’action. Pouvait-on faire plus explicite ?
Aujourd’hui, encore, le Collectif contre les expulsions vit et manœuvre dans l’urgence et l’action. Son langage est celui de la nécessité. Le collectif dénonce, affirme, réplique, mais refuse de se borner à la parole. N’avons-nous pas suffisamment accusé, théorisé, négocié ? Nous affirmons que l’action est nécessaire. Nous affirmons qu’elle n’est pas l’apanage des agitateurs. L’action est la réponse ultime à la sclérose et à l’asphyxie. Dans une société qui étouffe de ses propres lourdeurs, tout citoyen a le droit et la responsabilité de changer son désarroi en acte. Des gens souffrent. Des gens luttent pour survivre. Ils souffrent et luttent en ce moment même où tu lis ces quatre évidences.
Dans ce contexte, quel dieu, quelle loi, quelle idole, pourrait se permettre de nous interdire de poser les gestes que nous affirmons justes et nécessaires ? En dépit de la loi, les membres du collectif ont choisi de créer et d’entretenir des liens avec ceux dont la société ne veut pas et qu’elle qualifie d’illégaux. Nous avons choisi d’apprendre ce qu’ils sont, ce qu’ils ont à nous dire ou à nous donner, d’apprendre aussi la résistance et la solidarité au contact de la machine qui les oppresse. La même démarche s’applique évidemment à l’égard des minimexés, des chômeurs, des pensionnés, de tous ceux qui subissent la politique d’exclusion qui caractérise une société basée sur l’élévation du plus médiocre et de la performance individuelle.
Nous n’avons pas choisi la désobéissance : nous avons choisi l’ouverture à l’autre, et celle-ci ne se pratique plus que dans In désobéissance. Au langage de l’exclusion, le collectif oppose le langage de l’échange et de l’enrichissement mutuel. Nous ne négocions pas avec la machine d’exclusion. Nous avons définitivement choisi d’identifier nos interlocuteurs parmi ceux qui la subissent. Nous sommes du parti des gens qui souffrent, réfléchissent et bougent. Nous affirmons que tout système qui nie l’humain est étranger à l’humain. Nous affirmons qu’un tel système n fait son temps, que la logique qui l’anime n’a plus d’avenir que dans les livres d’histoire. D’où nous vient cette arrogance ? Nous nous la sommes envoyée au biberon : c’est celle-là même que nous a inculquée le système que nous combattons. Nous saurons nous montrer à la hauteur. Nous serons très arrogants et sans indulgence.
Aussi, nous ne nous soucierons plus de nous justifier. Devons-nous accueillir toute la misère du monde ? scandent-ils. Nous n’avons pas à répondre à ce genre d’inepties. Nous ne nous justifions pas, nous affirmons : la terre appartient à ceux qui y vivent, non à ceux qui se la disputent. Nous parle-t-on de frontières, d’impératifs économiques ? Cette logique n’est pas la nôtre. Nous ne nous soucions d’aucune frontière, d’aucune intégrité de territoire ou de ressource. Nous refusons de considérer l’humain comme une ressource économique. Nous proclamons à qui veut l’entendre : cette conception-là des rapports humains a fait son temps. Une société qui érige en principes la performance et la rentabilité est forcément une société de perdants et de tarés.
L’histoire des civilisations nous le montre : une société qui se retranche dans la défense de quelques privilégiés et l’exclusion du plus grand nombre est une société vouée à disparaître. Nous avons essayé déjà la loi du plus fort, le droit divin, l’économie servile, les dictatures politiques, sociales, économiques. Les dinosaures aussi ont fait leur temps. Nous les reléguons à la poussière des archéologues et du film fantastique. Aussi, déclarons-nous aux dinosaures qui s’acharnent encore à régir nos existences qu’il est temps pour eux d’évacuer la place. Nous affirmons que leur système de vie, de pensée, d’impuissance est désormais périmé. Avons-nous quelque alternative sociale, économique ou politique à leur proposer ? Nous n’avons rien à leur proposer que la logique de l’histoire et de l’évolution des espèces. Tout ce qui est erroné, absurde, nuisible pour la vie doit disparaître.
Mais ce n’est pourtant ni la logique, ni l’arrogance qui constituent le fondement de notre discours. Ce que nous touchons, ce sont des existences. Des émotions, des espoirs, des douleurs. Notre discours ne commente pas le quotidien, il l’encaisse et s’en alimente. On nous parle de chiffres, de produit brut, d’impératifs économiques. Mais derrière l’abstraction du chiffre, il existe des situations concrètes. II existe les besoins, les idées, les désespoirs de ces êtres que nous avons décidé de considérer, non comme une donnée statistique, non comme un excédent incontrôlable, mais comme des individus. II existe l’histoire de Semira Adamu, assassinée parce qu’elle avait choisi de fuir l’esclavage pour un pays qui pratiquait encore la déportation.
Semira était pour nous, et pour ses compagnons de détention, un symbole de résistance. Elle avait résisté déjà à cinq tentatives de déportation. La veille de sa mort, elle nous avouait sa peur et sa lassitude. A l’aéroport, disait-elle, il y en a qui sont capables de tuer. Ils l’ont éveillée à six heures du matin. Comme on éveille un condamné à mort. Ils lui ont entravé les bras et les jambes, lui ont fermé la bouche avec du scotch. Nous savions qu’une expulsion aurait lieu ce jour-là. Nous étions présents à l’aéroport, implorant les passagers de refuser de se rendre complices d’une nouvelle déportation, cherchant le pilote de l’avion pour lui demander son aide. Nous ne savions pas alors que c’était Semira qu’ils avaient décidé d’expulser.
Elle était là, au sous-sol de l’aéroport. Une cellule minuscule. C’est là qu’ils les mettent. Ficelés, bâillonnés. Ceux qui y sont passés nous ont raconté tous les détails. Ils te réveillent de plus en plus tôt, te font attendre de plus en plus longtemps, depuis que le Collectif contre les expulsions a détourné un de leurs fourgons. Tu es attaché, incapable de bouger. Tu attends. Envie de crier. Des gémissements à travers le baillons. Qui pourrait t’entendre ? Qui pourrait te venir en aide ? Ils ne veulent pas de toi. Ils ont décidé que tu devais disparaître. Ils ont voté des lois pour ça. Ils ont même voté des lois pour punir quiconque te viendrait en aide.
Nous étions là, les membres du collectif, manifestant. Les gens nous écoutent-ils ? Ceux qui prennent des avions parce qu’ils ont besoin de vacances ou d’exotisme. II y a ceux qui nous repoussent. II y a ceux qui nous écoutent, promettent d’intervenir. Nous laissant chaque fois un petit bout d’espoir. Mais Semira avait déjà probablement perdu tout espoir. Ils l’avaient sortie de cellule alors. L’avaient traînée comme un sac jusqu’à l’avion. Elle sentait leurs mains sur elle, leur genoux dans son dos. Ils l’avaient cachée tout au fond de l’avion. Et là, méthodiquement, ils avaient étouffé son cri pour toujours.
MARCO CARBOCCI
Article paru dans Avancées 11/98
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