Jacques Bude est professeur de psychologie sociale à l’ULB. Fils d’émigrés juifs polonais, déportés et assassinés durant la guerre, il est particulièrement sensible à la problématique des idéologies.
- Pourquoi considères-tu qu’il est important de prendre position par rapport à la question des sans papiers et des expulsions ?
Je pense qu’il s’agit d’un problème essentiel dont on ne peut faire l’économie. II faut en faire ressortir les implications au lieu de se cacher en discutant de la taille ou de l’usage d’un coussin. Ce problème met en question les fondements de notre société marchande, ainsi que des dérives particulièrement menaçantes aujourd’hui. II est urgent d’analyser, de tenter de comprendre ce que nous faisons ou plutôt ce qui se fait en notre nom.
II s’agit avant tout d’une question morale. Je ne remercierai jamais assez le collectif d’avoir posé le problème en ces termes. Dans notre société de communication soi-disant objective, il y a enfin des personnes qui, en mots mais surtout en actes, ont simplement affirmé : "Impossible de faire cela à des êtres humains".
- Pourrais-tu développer cette question de la morale.
L’idéologie de notre société se fonde essentiellement sur une valeur morale particulière, celle du profit, celle du marché. Les premiers économistes étaient tous des profs de morale ; ils savaient parfaitement qu’ils défendaient des valeurs morales et ils le disaient. À présent, on affirme qu’il ne s’agit pas de morale, mais simplement de calculs objectifs, d’information objective. Et ça marche très bien : depuis 20 ou 30 ans, cette croyance en l’objectivité du profit est partagée par tout le monde. Opposants et partisans de la valeur profit sont convaincus qu’elle n’est pas une valeur morale. La notion même de valeur est méprisée au nom de l’objectivité. De sorte que toute autre valeur que celle du profit est considérée comme de l’émotion qui vient perturber un raisonnement objectif.
L’action du collectif signifie : "Ce n’est pas vrai que ce qui sous-tend vos actions, vos discours, votre politique, c’est uniquement la raison, l’objectivité et qu’il n’y a pas de choix. Non, vos traditions sont destructrices et meurtrières ! Nous ne voulons pas de ces valeurs-là, nous en défendons d’autres. Les réfugiés sont des êtres humains et i) y a des choses qu’on ne peut faire à des êtres humains !" L’émotivité des réactions contre le collectif, notamment la violence de la police, montre à l’évidence qu’il s’agit bien de défendre des valeurs.
- Justement certains traitent les membres du collectif "d’activistes", voire même de "terroristes".
Les valeurs qui fondent le marché sont extraordinairement destructrices. Sans doute parmi les plus destructrices qu’ait connues dans l’histoire de l’humanité.
Toute société qui entre en contact avec une société fondée sur ces valeurs, est détruite. On n vu ça partout. La plupart des sociétés africaines ou d’Amérique avant notre arrivée étaient des sociétés bien structurées où l’on ne mourrait pas de faim. Notre société les a détruites.
Ceux qui mettent en oeuvre et défendent les valeurs du profit, ne les vivent pas comme destructrices, voire criminelles, mais comme l’exercice de la raison. Ils affirment que si on ne fait pas d’erreur dans leur application, on va nécessairement vers le salut, vers le bien. C’est ce qu’on appelle le progrès. Mais alors quand on croit ça ; tout ce qui s’y oppose, c’est le mal, contraire à la raison. Lorsque, par leur comportement, les membres du collectif proclament : "Nous refusons cette espèce de machine qui détruit des gens qui viennent ici parce qu’ils ont faim. Nous refusons d’être complices", les gens "raisonnables" les perçoivent comme "irrationnels". Et quelqu’un d’irrationnel, c’est quelqu’un qui agit selon ses passions et qui a le couteau entre les dents. C’est un terroriste !
Donc on condamne le collectif parce qu’il ne se limite pas à la critique verbale mais parce qu’il agit, qu’il vit sa critique.
Absolument ! Le collectif ne s’est pas confiné au seul royaume des mots. Notre société de communication est particulièrement efficace à digérer les mots, mêmes violents. Pour autant que l’on se limite aux mots. Or des mots, il y en a eu beaucoup, depuis très longtemps, sans que rien ne change. On pourrait notamment - je ne dis pas exclusivement - définir la démocratie de nos sociétés par l’obligation (étayée par la violence dont l’État a le monopole) de ne traiter des conflits sociaux que par des mots. Le droit de grève est une notable exception, chèrement acquise mais toujours menacée, particulièrement quand on mobilise la politique dite de crise.
Mais la condamnation ne porte pas sur le fait que le collectif agit. D’ailleurs, les gens raisonnables sont souvent très fiers d’être actifs, il n’y a qu’à les voir faire leur jogging... Les gens qui vont créer une usine dans un pays paupérisé pour payer les salaires vingt fois inférieurs aux nôtres, ce sont des gens d’actions quand même ! Ils sont fiers de l’être et sont loin d’être condamnés par les gens raisonnables. Les gens raisonnables s’accommodent parfaitement du fait que l’on ferme des usines, détruise ou transporte ailleurs des ma-chines, des moyens d’existence. C’est pourtant actif et même violent ! Mais là, émotionnelles ou pas, ces actions sont perçues comme rationnelles, gouvernées par la raison. Mais pour ça il faut qu’il s’agisse d’une raison bien particulière - la seule raison selon l’idéologie - la rentabilité, le petit calculateur universel. Celui qui agit pour augmenter son profit, est perçu comme rationnel et raisonnable et tous ceux qui n’agissent pas comme ça, sont perçus comme irrationnels et déraisonnables. Donc, ce n’est pas parce que le collectif agit qu’on le condamne, mais parce qu’il le fait d’une manière qui n’est pas conforme à ce qu’ils considèrent comme la seule raison, c’est à dire leurs propres valeurs,
- Et cette fameuse "misère du monde" ?
Je pense qu’il s’agit d’un slogan, qui permet d’étouffer l’aspect révélateur du problème des réfugiés. Tout d’abord la distinction entre réfugiés économiques et politiques me paraît extrêmement dangereuse. II faut bien sûr continuer à défendre la notion de réfugié politique et même l’élargir. Mais il ne faut pas permettre que l’on s’en serve pour exclure avec bonne conscience les autres réfugiés. À mes yeux la notion de réfugié économique est aussi sacrée que celle de réfugié politique. Avoir faim, c’est aussi moralement aussi inacceptable que de ne pas avoir le droit de vote.
Si je suis aussi passionné lorsqu’il s’agit des réfugiés économiques, c’est sans doute parce que mes parents l’étaient. S’ils sont venus de Pologne, c’est avant tout parce qu’ils avaient faim.
Contrairement à l’image très marchande qu’on en donne, la majorité des émigrés juifs étaient des réfugiés économiques. Faut-il rappeler que les émigrés sont venus faire les plus sales boulots, ceux dont, avec raison, les Belges ne voulaient plus ? Mon père est venu travailler dans les charbonnages, c’est à dire vers une silicose pratiquement assurée. Sans parler des risques d’accident. Son frère a d’ailleurs été tué dans un accident de travail. Alors, qu’on ne me dise pas qu’ils sont venus ici par "convenances personnelles". Cela me fait bondir ! À l’époque et jusque tout récemment, c’est l’immigration qui était institutionnalisée et non l’expulsion. On avait besoin des immigrés et eux aussi ont fait Ia Belgique. Non seulement par leur travail mais aussi en devenant belges ou en vivant avec les Belges.
- Aujourd’hui, on dit qu’il n’y a plus de travail…
D’abord il faut rappeler que les profits ont rarement été aussi élevés qu’aujourd’hui. La crise n’est pas un phénomène naturel, c’est un type de gestion sociale. La précarisation, la fragilisation de l’emploi a été décidée, vers 1974, conformément aux valeurs morales du marché. À ce moment, la résistance des ouvriers était telle que les salaires augmentaient plus vite que les profits. II fallait faire quelque chose pour sauver le profit. Les salariés ont donc été mis en concurrence intentionnellement ! Et ils ont accepté de sévères rabotages de salaire et de sécurité sociale ! Lorsque l’emploi devient une denrée rare, tout le monde s’écrase par peur de perdre son travail, puis son chômage. On accepte tout et on se trouve des raisons d’accepter, notamment en accusant les étrangers.
Invoquer la concurrence des réfugiés économiques pour expliquer l’insécurité de l’emploi est indécent. Au cours de la décennie qui suit 1974, la rationalisation de la seule sidérurgie a détruit cent quarante mille emplois et a littéralement coûté des centaines de milliards à la communauté. On a augmenté la productivité, c’est à dire, produit plus avec moins d’ouvriers, en les remplaçant par des machines. On a aussi exporté des entreprises pour faire pression sur ceux qui ont conservé un emploi, tout en décuplant les profits. Si les réfugiés économiques contribuent - de manière relativement très modeste d’ailleurs - à cette pression sur l’emploi, ce n’est certainement pas eux qui la créent.
Si la société était gérée en vue de la satisfaction des besoins, l’immigration serait une bénédiction pour notre population qui compte de plus en plus de vieux. Par contre, dans la logique du profit, il est beaucoup plus économique et donc plus rationnel que nous exploitions "la misère du monde" sur place. C’est ce qu’on appelle pompeusement la "mondialisation", le "village planétaire". L’exploitation de "la misère du monde", est au cœur du fonctionnement "normal" de nos sociétés, bien d’avantage qu’à l’époque du colonialisme triomphant. II faut faire ressortir la contradiction d’une société qui expulse des étrangers soi-disant pour protéger le travail des belges, alors qu’en réalité, elle se fonde sur la fragilisation de ce travail grâce à l’exploitation scandaleuse de ces étrangers dans leur pays. Mettre des barrières autour du monde privilégié pour empêcher les immigrants d’entrer, c’est aussi mettre des barrières autour du monde paupérisé pour empêcher les émigrants d’en sortir. C’est véritablement transformer le monde paupérisé en camps de travaux forcés au profit du monde favorisé.
Si l’on veut limiter l’afflux de réfugiés économiques, la moindre des choses serait de cesser de les faire travailler pour nous pour quelques francs de l’heure. Ce serait non seulement plus moral mais aussi plus efficace que de s’acharner à l’impossible tentative d’empêcher l’entrée à des gens qui ont faim. On devrait plutôt interdire l’entrée de tout ce qui n’a pas été produit pour un salaire décent ! Comme Urbain Destrée l’a très justement dit à Vottem, Semira était un symbole, elle incarnait non seulement le traitement qu’on fait subir aux personnes des pays paupérisés, mais aussi le traitement qu’on fait subir à nos propres salariés.
- En signant l’appel du 21 juillet, tu acceptais de te mettre dans l’illégalité pour héberger ou protéger des sans-papiers. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?
Mes parents ont été déportés et assassinés parce qu’ils étaient des "étrangers". De plus, je ne serais pas là, s’il n’y avait pas eu de belges qui m’ont caché illégalement. Je serais sans doute parti en fumée quelque part en Pologne. En quelque sorte "expulsé" avec mes parents vers leur pays d’origine. Aujourd’hui ceux qui tentent de se réfugier chez nous sont également en danger. Semira n’est pas la seule. De plus en plus de réfugiés meurent en essayant de franchir les frontières de l’Europe. Si ces morts résultent de l’application de nos lois, alors il faut s’y opposer. C’est ça ou être complice.
L’expulsion des réfugiés révèle une dérive extrêmement dangereuse. Un système policier sans réel contrôle extérieur est en train de se mettre en place notamment pour surveiller les frontières de la forteresse de privilèges qu’est l’Europe. Le projet Europol est absolument effrayant. II s’agit d’une structure policière européenne. Les policiers qui en font partie, seront intouchables. Ils ne sont responsables devant personne, si ce n’est leur propre hiérarchie. La première fois que j’en ai entendu parler, je ne parvenais pas à y croire. Pourtant j’ai appris, il y a quelques semaines que l’essentiel du projet a été ratifié au sommet de Cardiff. On en a à peine parlé !
II faut bien voir qu’un tel système mobilise le racisme qui existe dans la population. II l’institue. II s’agit de défendre des privilégiés qui sont fort probablement "blancs", contre les attaques d’étrangers qui sont fort probablement "non-blancs" ou "moins-blancs". Les militants racistes de nos sociétés peuvent désormais remplir une fonction officielle, légale. L’État les paie pour être racistes. II ne s’agit pas de science fiction, mais d’une institution qui existe déjà. La répression que subit le collectif, en témoigne aussi ; Quand vous alliez à l’aéroport et que la police s’interposait, pour vous empêcher de simplement parler aux passagers ou les deux membres du collectif, incarcérés uniquement pour avoir jeté des oeufs et de la peinture.
- Le racisme des belges, comment l’expliques - tu ?
Comme je l’ai indiqué, beaucoup de personnes sont menacées par la fragilisation de l’emploi. L’idéologie du marché - les individus en compétition - dans laquelle nous baignons, ramène tout à des responsabilités individuelles. Et il est évidemment plus facile de mettre en cause la responsabilité de l’autre, l’étranger que la sienne. Mais moi, outre que les racistes me dégouttent - ils ont tués mes parents - j’ai vraiment pitié d’eux. Ils ne doivent pas avoir grand chose à aimer en euxmêmes. Tout ce qui leur reste pour se persuader qu’ils ont de la valeur, c’est se dire que des autres leurs sont inférieurs. Vraiment, ils me font pitié.
- Quelles sont tes réactions par rapport au Conseil des Ministres ?
Ils ont simplement promis d’enlever les aspérités de la politique en vigueur - plus de coussin, des experts en communication, etc... -, mais sur le fond, ils n’ont rien changé. C’est scandaleux mais on s’y attendait.
- Comment crois-tu que la population va réagir. Comment vois-tu l’avenir ?
Vraiment je suis assez pessimiste. Notamment à cause de la politique d’insécurisation dans laquelle on vit le rituel de dire : "Pauvre Semira, plus jamais ça !", je crois que ça va marcher. Les gens sont très contents qu’on leur donne ce petit moyen de se redonner bonne conscience. II y a peu, on se gargarisait avec le "Plus jamais ça !" à propos du génocide des juifs, des tsiganes, des homosexuels, durant la guerre. On en parlait partout alors qu’au même moment, personne n’intervenait pour empêcher le génocide au Rwanda ! La dynamique du "Plus jamais ça !", c’est assez monstrueux mais très efficace !
Je ne suis pas très optimiste. II n’y a plus de véritable mouvement de gauche en Belgique depuis fort longtemps. Tout le monde tient le langage du progrès, de la raison, de l’individu, de la privatisation. C’est très difficile d’être optimiste quand les syndicats eux-mêmes adoptent le discours du marché. À côté de cela, il y a des sursauts comme le collectif, certaines prises de positions d’Écolo. C’est encourageant. II faudrait des relais. Peut-être que ça va venir car les choses vont certainement empirer. Peut-être que tout n’est pas perdu. Mais en tout cas "ils" sont vraiment très, très forts.
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