Le coussin philosophique

novembre 1998.
 

par Isabelle Stengers

Un philosophe, estimé de tous ceux qui connaissent ses travaux, accepte "à contrecœur" la présidence d’une commission destinée à étudier quelles méthodes permettraient aux expulsions de se dérouler de la manière la plus humaine possible, et pourraient remplacer la tristement fameuse technique du coussin. II le fait parce qu’il convient selon lui d’avoir le courage d’assumer ses convictions en répondant à certaines demandes, en l’occurrence celle du ministre de l’Intérieur. La question pour nous n’est pas de savoir si le professeur Etienne Vermeersch a eu raison ou tort de refuser la proposition du ministre de l’Intérieur. La question est de savoir comment on peut effectivement répondre à de telles propositions, qui font de vous un "conseiller du prince", à quelles conditions, en respectant quelles obligations.

Peut-on, notamment, accepter que cette commission soit close, composée de trois gendarmes, deux pilotes, un représentant de la Sabena, un spécialiste de l’éthique, un médecin et un psychologue (tous apparemment anonymes), mais coupée de tout contact avec les organisations qui contestent ce que le gouvernement belge définit actuellement comme sa politique ? N’est-ce pas se vouer à accepter le problème tel que le ministère de l’Intérieur entend le poser, et notamment la séparation radicale entre la décision d’expulser, qu ne regarde pas la commission, et la manière d’expulser, qu’il s’agit d’humaniser. C’est lorsqu’il accepte les termes d’un problème tels qu’ils viennent d’ailleurs, lorsqu’il accepte une division du travail qui le voue à penser là où on lui dit de penser, que le philosophe, comme tout expert d’ailleurs, se met en danger. Comparaison n’est pas raison, mais comment jugerions-nous une commission qui, en 1938, aurait envisagé les moyens humains de débarrasser l’Allemagne de ses Juifs ? Comparaison indigne, protestera certainement le professeur Vermeersch. Contrairement au délire antisémite nazi, la politique d’expulsion traduit un choix, qu’il décrit comme déchirant mais nécessaire.

Et c’est là que sa position nous inquiète le plus. Car Etienne Vermeersch ne semble retenir que deux possibles : soit la politique actuelle, dont il s’agit de gérer les conséquences de manière humaine, soit l’idée de frontières ouvertes, qu’il associe immédiatement avec l’image menaçante de grandes vagues d’immigrant, submergeant la Belgique, faisant chavirer les organismes, CPAS et sécurité sociale, qui, vaille que vaille, protègent les personnes "moins favorisées" de nos sociétés. En nous donnant le choix entre le pire fléau et un moindre mal, le professeur Vermeersch occulte ce fait premier : l’alternative qu’il construit n’a rien de nécessaire. Elle relève en fait de ce que les philosophes appellent habituellement la doxa, une opinion qui se donne comme plausible ou de bon sens mais qui dissimule
la nécessité d’un véritable processus d’apprentissage.

C’est souvent le cas, lorsqu’on accepte de chercher les solutions à un problème dont la définition vient d’ailleurs. Le professeur Vermeersch, lorsqu’il accepte le problème posé par le ministre, ne s’interroge pas sur cette image de marée humaine qu’il reprend. Il oublie que cette image vient et revient dans notre histoire, et y correspond toujours à un sinistre épouvantail, pour faire peur. Il oublie également qu’elle est insultante pour ceux dont il souligne pourtant qu’ils ne quittent pas leur pays par plaisir ou comme un consommateur dirigeant son choix de résidence vers la meilleure offre - c’est une décision terrible que d’immigrer. Il oublie aussi de se demander si d’autres pays européens, qui ont une politique plus libérale en ces matières, sont effectivement submergés. Enfin et surtout, il ne pense même pas à ce qui serait, même si elle est difficile, la première démarche ouvrant à une véritable politique de l’immigration : le processus d’apprentissage.

Apprendre avec les sociologues et autres experts, certes mais aussi, et peut-être surtout apprendre comment il est possible de consulter les intéressés, rechercher les interlocuteurs avec qui pourraient être examinées les modalités et les procédures d’admission en Belgique qui ne suscitent pas (trop) d’effets pervers ou incontrôlables. Lorsque celui qui croit poser un problème se soumet à la doxa, les solutions qu’il propose s’en ressentent souvent.

Comment un philosophe peut-il proposer cette curieuse escalade : obtenir, "sur base d’arguments", que le demandeur débouté ne résiste pas à son rapatriement, puis, si les arguments en question n’étaient pas suffisamment convaincants, recourir à la privation de liberté, et enfin, si c’était encore insuffisant, utiliser des "méthodes de contrainte douce". Quels arguments pourront bien être employés, sinon la référence à la décision qui est tombée comme un couperet : "à expulser" ? En l’absence d’une politique véritable, dont les principes pourraient être sinon repris du moins admis par les communautés immigrées intéressées, la référence à des arguments susceptibles de convaincre relève soit de la non-pensée, soit de l’hypocrisie. Le seul argument sera en effet : si tu ne plies pas, nous te contraindrons (humainement) à plier.

Non, se faire conseiller du prince n’est pas plus inacceptable pour un philosophe que pour tout autre expert. La différence entre l’acceptable et l’inacceptable passe par la confusion entre conseiller et exécutant. Celui qui accepte de restreindre son intérêt, ses questions, sa compétence à un cadre dont il n’interroge pas les limites n’est pas un conseiller, car un véritable conseil doit prendre en compte l’ensemble d’une situation concrète. Dans la mesure où le professeur Vermeersch se soumet à un cadre qu’il n’a pas les moyens d’interroger, il est un exécutant.


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