Il n’y a pas de rébellion idiote ou sans fondement. Ce qui est idiot, c’est la soumission, le recyclage. Ce qui est idiot, c’est de se voiler la face et de refuser de répondre à l’urgence. Le Collectif contre les expulsions de Bruxelles s’est formé dans l’urgence.
Il n’y a pas de rébellion idiote ou sans fondement. Ce qui est idiot, c’est la soumission, le recyclage. Ce qui est idiot, c’est de se voiler la face et de refuser de répondre à l’urgence. Le Collectif contre les expulsions de Bruxelles s’est formé dans l’urgence. Sa pratique s’inscrivait dans la nécessité de répondre au plus vite à une situation qui nous paraissait inacceptable. En 1996, les autorités de ce pays se fixaient l’objectif de pratiquer l’expulsion de 15.000 candidats réfugiés politiques par an. Cette comptabilité aberrante sera vraisemblablement appliquée pour la première fois en 1998. Pouvait-elle laisser sans voix tous ceux qui, refusant de se soumettre à la peur de l’étranger, ont choisi de croire que tout contact avec l’autre est un enrichissement ?
Le Collectif s’est fait connaître de la presse et de l’opinion publique grâce aux actions qu’il mène depuis avril 1998 pour contrer les expulsions. Parmi celles-ci, la plus médiatisée est sans doute la prise en charge des 31 personnes qui se sont évadées du Centre fermé de Steenokkerzeel, le 21 juillet 1998. Contrer 15.000 expulsions peut paraître une tâche insurmontable. Mais derrière l’abstraction du chiffre, il existe des situations concrètes. Il existe les besoins, les idées, les désespoirs de ces êtres que nous avons décidé de considérer, non comme une donnée statistique, non comme un excédent incontrôlable, mais comme des individus. Il existe l’histoire de Semira, de Precious, de Mamadou que nous avons choisi de rencontrer et dont nous publions ici le témoignage.
La philosophie d’action du collectif ne s’identifie a priori à aucune doctrine politique. Elle prend son sens dans la pratique qu’elle développe. Cette pratique se nourrit d ’une situation existante : celles des sans-papiers. Nous avons, malgré la loi, choisi de créer et d’entretenir des liens avec ceux dont la société ne veut pas et qu’elle qualifie d’illégaux. Nous avons choisi d’apprendre ce qu’ils sont, ce qu’ils ont à nous dire ou à nous donner, d’apprendre aussi la résistance et la solidarité au contact de la machine qui les oppresse. La même démarche s’applique évidemment à l’égard des minimexés, des chômeurs, des pensionnés, de tous ceux qui subissent la politique d’exclusion qui caractérise notre société.
En revendiquant notre liberté de côtoyer qui nous voulons, nous bousculons les dogmes, les postulats, les fatalités que nous imposent des lois étrangères à l’humain. Nous démontrons que la générosité est possible. N’est-ce pas simplement une question de bon sens ? Quel dieu, quelle loi nous interdiraient, en effet, de nouer n’importe quel contact avec nos semblables ? Avons-nous désormais besoin d’un permis pour choisir les êtres avec qui nous voulons développer des relations ? Pour notre liberté, comme pour la leur, nous posons en principes la solidarité, plutôt que l’exclusion, l’accueil et l’enrichissement mutuel plutôt que la peur et la haine.
Nous affirmons que cette terre appartient à tous ceux qui y vivent. Nous affirmons que chacun a le droit de la parcourir, de l’explorer, de s’y fixer comme il l’entend. Ces gens que l’on prétend expulser, c’est toi, c’est nous. C’est le Limbourgeois, le Gaumais qui quittent leur village parce qu’ils s’y sentent trop étriqués. C’est le Flamand, le Wallon qui s’établissent à Bruxelles pour y trouver du travail. Qui vit à Bruxelles sait bien pourtant qu’il n’y est pas plus évident d’y trouver du travail. Mais a-t-on jamais entendu dire que l’on expulsait un Flamand ou un Wallon de Bruxelles ?
Sauf à planter des barbelés partout, il est illusoire de prétendre contrôler les flux migratoires. Notre civilisation tout entière n’est-elle pas le fruit de multiples migrations successives ? La dynamique de ces migrations, ce sont souvent la faim, la peur et l’énergie du désespoir. Prétendre maîtriser cette énergie est une de ces aberrations historiques qui ont défait des empires. En pratique, chaque fois que nous repoussons les espoirs d’un demandeur d’asile, nous créons un clandestin. Celui-ci n’a plus que le choix de se soumettre à l’exploitation du travail en noir, constituant de ce fait une pression sur les salaires et les conditions de travail des travailleurs indigènes. Mais à qui la faute ? A celui qui n’a que cette solution pour survivre ou à celui qui profite de cette situation pour engranger les dividendes ? Ceux-là même que leur intégrisme économique pousse à ouvrir les frontières aux capitaux étrangers, sont les responsables de ce déséquilibre social. Aujourd’hui, tout circule librement, sauf les hommes.
De toute évidence, ça n’a aucun sens de se fixer un quota d’expulsions. Sommes-nous si jaloux de nos maigres triomphes et de nos maigres propriétés ? Il faut être cohérent dès lors et refouler tout qui prétend nous en déposséder. Que l’on expulse donc tout le monde. Que l’on expulse aussi le Français, le Luxembourgeois, l’Italien. Mais il paraît qu’il n’est pas matériellement possible d’expulser tout le monde. Des gendarmes nous confiaient récemment qu’il ne serait pas possible non plus d’expulser 15.000 personnes par an, que les forces policières de ce pays n’y suffiraient pas. Nos élus auraient-ils donc l’impertinence de nous ficeler des lois inapplicables ? Et pourtant, le ministère de l’intérieur s’accroche de toutes ses forces à leur application. Il nous vient un doute, un cliché sans doute mais qu’il faut bien répéter, comme tous les clichés : et s’il s’agissait seulement de désigner les maillons les plus faibles de notre société pour les donner en pâture à la haine et la peur que développe forcément une politique soumise à l’arbitraire des grands marchés ?
Agitons donc encore quelques évidences : une démocratie qui se défend en excluant ceux qui n’ont pas les moyens de payer leur cotisation est une démocratie qui ne respecte pas son nom. Une démocratie pour rire. Avons-nous envie de rire ? Nous avons gobé depuis longtemps cette bonne blague qu’il existe des lignes de conduite, des lois, valables pour toute la planète et que nous en sommes les détenteurs. Ce bobard pour écolier candide qui raconte que notre mode de vie est supérieur, que nous avons le droit de l’exporter, bien plus : de l’imposer par la force. Ainsi justifions-nous nos interventions dans le Golfe, en Somalie, en Haïti. Ainsi justifions-nous notre morgue, notre éternel besoin de faire la morale aux autres. Mais avons-nous jamais exporté autre chose que notre morale d’exclusion ?
Il n’y a pas deux manières d’évoquer le problème : sommes-nous réellement libres et égaux de par l’entièreté du monde ou existe-t-il des hiérarchies de races, d’identité, de douleur ? Si tu craches sur les hiérarchies et si la douleur de ton voisin est qualitativement analogue à la tienne qu’est-ce qui vous empêche de lutter ensemble ? Des hommes ont mal. Ils ont peur et ils ont faim. Qu’importe les frontières et les lois. Ils sont de ta race et leur combat est donc forcément le tien. Ces choses-là ne sont-elles pas écrites également dans la Bible, le Coran, les Védas et le Capital ? Qu’est-ce qui nous empêche d’appliquer la morale qui nous rend si arrogants ?
Pour nous, l’évasion du 21 juillet marque un tournant dans la lutte que des hommes mènent ici pour résister à l’iniquité des expulsions. Le matin, nous apprenions que les autorités avaient sournoisement profité de ce jour férié pour tenter d’expulser Semira Adamu, qui est depuis longtemps le symbole de notre lutte. La procédure avait fait long feu et nous savions que Semira avait été ramenée en cellule d’isolement. Nous étions résolus à lui montrer notre soutien. Nous n’imaginions pas encore combien les esprits avaient chauffé aussi à l’intérieur du camp. De notre point de vue, cependant, les évasions de cette nuit-là, la détermination et la rage qui les ont caractérisées, ne sont que la conséquence logique d’une situation que nous savions tous intolérable. Mais, pour la première fois, les médias consentaient à répercuter le problème dans toute sa dimension. Des hommes et des femmes, enfermés sans raison, brisaient la vitre teintée qui les cachait au monde. Des hommes et des femmes, venus manifester en leur faveur, décidaient d’assumer leurs convictions en prenant en charge les évadés. Très rapidement, la nécessité s’est fait sentir de rendre public le témoignage de ceux qui ont subi ou subissent encore les conditions d’une détention injuste au Centre fermé de Steenokkerzeel.
Mamadou, Ismaël, James et les autres nous raconteront leur histoire jusqu’à leur évasion du 127 bis. Semira, Precious nous diront l’anxiété des moments qui précèdent les expulsions. Elle diront la peur des détenus et la nervosité de leurs gardiens, et tout ça aura des allures d’exécution capitale. A un responsable des autorités qui prétendait parlementer avec nous, nous demandions un jour s’il était nécessaire d’user d’une telle violence à l’encontre de ceux qui se font expulser. Mais ils crient ! Ils se débattent ! nous répondait ce responsable. Nous lui demandions s’il trouvait normal qu’ils se débattent. Normal ! s’exclamait-il. Evidemment que c’est normal. Ils savent que nous les menons à la mort. Aujourd’hui, nous construisons nos centres d’exclusion à côté des aéroports, comme hier nous érigions nos prisons à l’ombre des potences.
A ce jour, pour la tranquillité et la cohérence imbécile de quelques extrémistes, tous les évadés du 21 juillet ont quitté le territoire belge. Certains, dégoûtés, ont préféré regagner leur continent en hommes libres. D’autres iront voir si quelque capitale européenne conserve encore la notion des droits de l’homme. Ils nous ont laissé ce dernier cri, comme une prière. Il y a ceux, la majorité espérons-nous, que ce cri fera hurler de honte et de rage. Il y a ceux qui y trouveront encore matière à ironie. Mais que pourrions-nous leur dire encore ?
Serge Thiry & Marco Carbocci
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