La première fois que j’ai rencontré Mamadou, c’était quelques heures après son évasion. Ses compagnons de fuite dormaient à l’étage. Il avait décidé de veiller avec nous. Nous étions trois européens au jardin, à nous raconter nos faits d’arme respectifs, à boire du vin. Il nous écoutait parler, la tête basse. Lorsque nous riions, il riait avec nous. Mais sans chercher à comprendre. Nous savions qu’il ne nous écoutait pas réellement : ses yeux racontaient une histoire très profonde et très dure, mais qu’il ne s’était pas décidé encore à partager. Nous lui disions : ça va, Mamadou ? Il répondait avec un petit sourire crispé : ça va bien, maintenant. Merci à vous ! Merci pour m’avoir sauvé la vie.
Je m’appelle Mamadou. Je suis originaire de Guinée et je suis un des évadés de Steenokkerzeel. Le 2 février 1997, j’ai pris part au coup d’état manqué qui a essayé de renverser le dictateur de mon pays. Mon frère aîné, c’est le commandant Yayasso, un des responsables de l’insurrection, spécialiste des affaires économiques. Ils l’ont arrêté le 5 février, avec pratiquement tous les autres responsables politiques et militaires.
La population guinéenne se compose de différentes ethnies, parmi lesquelles les Peuls, les Malinkés et les Susus. Le gouvernement est aux mains des Susus. Et la répression a surtout été dirigée contre nous, les Peuls, et contre les Malinkés. Moi, je n’étais qu’un simple militaire. Au moment de l’insurrection, je participais à la guerre de rébellion aux frontières du Sierra Leone. Je suis rentré en Guinée en janvier 1998. Ils ont fait une descente dans mon village pour me prendre. Ils ont pillé, détruit tout le village et m’ont amené à la capitale, au siège de l’escadron mobile. Là, ils m’ont torturé du mois de mars au mois de mai. Regarde mes bras, mes jambes. Aujourd’hui encore, je n’ai pas retrouvé complètement l’usage de mes bras.
En mai, dieu m’a aidé. Avec quelques autres, je suis parvenu à m’évader de la prison où ils me retenaient. Blessé, traqué, j’ai fait à pied les cinquante kilomètres qui me séparaient de la frontière du Sierra Leone. J’ai essayé de venir en aide aux pauvres gens qui vivaient là, sur la frontière. Pour moi, c’est une chose normale de secourir les gens qui en ont besoin. En même temps, j’ai essayé aussi de guérir mes plaies. Mais très vite, on m’a dit que je n’étais pas en sécurité au Sierra Leone. On m’a aidé à prendre un petit avion jusqu’à Lomé. Ensuite j’ai pris le premier vol de la Sabena.
Je suis arrivé en Belgique le 18 mai 1998. A l’aéroport, j’ai tourné dans tous les sens pendant des heures. C’était la première fois que je me trouvais dans un grand aéroport international. Au Sierra Leone, ils n’ont que des petits avions qui font la navette entre la capitale, Lomé et Abidjan. Je tournais, tournais, et je ne savais même pas comment on sortait de là.
Au bout d’un moment, je suis allé trouver des ouvriers marocains qui travaillaient là. Comment je fais pour demander l’asile ? leur ai-je demandé. Ils parlaient arabe. Ils m’ont indiqué le poste de gendarmerie. Au poste, je leur explique ma situation : je viens de Guinée, je tourne en rond depuis longtemps, je suis fatigué. On me demande comment je suis arrivé là. Est-ce que j’ai un passeport ? Une carte d’identité ? Mon billet d’avion ? Je n’avais aucun papier. Je leur ai montré mon ticket de place dans l’avion. Je me souviens qu’il portait le numéro 16. J’avais pris juste un aller simple sur le premier vol Sabena. Je leur ai dit que c’était tout ce que je possédais.
Après, ils m’ont demandé quel était mon problème. Je leur ai expliqué que j’étais comme eux : un militaire. Dans ce cas, me répond-t-on, tu peux aussi bien retourner tout de suite dans ton pays. On n’accorde pas l’asile aux anciens militaires. Il y a des vols Sabena tous les jours. Demain au plus tard, on te réexpédie en Guinée. Non, leur dis-je. Non ! Moi je reste là. Même si je dois traîner le reste de ma vie dans cet aéroport. Il était tard. On m’a mis dans un fourgon qui m’a emmené jusqu’au centre pour demandeurs d’asile.
Le lendemain, ils sont venus me demander dans quelle langue je m’exprimais. J’ai dit que j’étais Peul. Un interprète est venu me trouver, un Peul de Mauritanie. Tu sais : il y a des Peuls dans différentes régions d’Afrique et nous ne parlons pas exactement le même dialecte. Nous ne pouvions pas bien nous comprendre avec l’interprète. J’ai eu droit à un premier entretien. Ça n’a même pas duré trois minutes. Dès le jour suivant, ils sont venus me dire que le résultat était négatif.
Et maintenant, que dois-je faire ? Ecrase et demande un deuxième entretien, me dit-on. Dans ce cas, je veux voir un avocat. C’est impossible, me répond-t-on, tu le verras lors de ton deuxième entretien. Cette fois-là, mon interprète était d’origine sénégalaise et nous ne nous comprenions pas d’avantage. Tu sais, je parle à peine le français, mais j’ai réalisé ce jour-là que la plupart des Belges le parlent encore moins que moi. J’ai essayé d’expliquer ma situation au juge, mais il ne comprenait pas parce qu’il ne parlait que votre langue belge. Alors, je lui ai montré mes cicatrices.
Huit ou dix jours ont passé et les voilà qui viennent me trouver avec le résultat de mon deuxième entretien. Signe là, me disent-ils, sans me montrer les papiers. Moi ? Je ne signe rien avant d’avoir lu. Signe, insistent-ils. Ne t’en fais pas. Il n’y a aucun problème. J’ai signé.
Ils m’ont donné les papiers. Toute mon histoire était là, mais je ne comprenais rien parce que c’était écrit en langue belge. On me traduit les conclusions. C’est encore négatif. Je leur dis que ce n’est pas possible. Ils veulent ma peau en Guinée. Si je dois crever, je crève ici. Je leur demande de m’aider. Qu’ils me laissent au moins une chance. Qu’ils me libèrent et qu’ils me permettent de tenter le coup dans un autre pays.
Peut-être une semaine plus tard, ils décident de m’emmener à l’ambassade de Guinée. La première fois, l’ambassade refuse de me voir. Ils répondent qu’ils ne possèdent pas mon dossier. La seconde fois, on me permet de parler à un responsable. Aide-moi, lui dis-je. Tu représentes le peuple de Guinée. Tu connais le problème. Je lui dis qui est mon frère aîné. Je lui déballe tout : mon arrestation, les tortures, mon évasion. Je lui montre les cicatrices. Alors, devant moi, ce responsable déclare aux policiers qui m’accompagnent qu’il n’est pas question de me délivrer un visa pour rentrer. Il leur explique que la Guinée est une dictature et que ce serait de la folie de me renvoyer là-bas. Je débarquerais à peine de l’avion qu’ils m’exécuteraient, leur affirme-t-il. Il leur explique bien toute la situation en ma présence. Les policiers se contentent de me ramener au 127 bis.
Ça s’est passé une dizaine de jours plus tard : on me réveille à six heures du matin. On t’expulse aujourd’hui, me dit-on. Je me mets tout de suite à me débattre et crier. Des gens qui travaillent là et des camarades réfugiés comme moi me conseillent de me tenir tranquille. Tu ne peux rien obtenir ici, m’expliquent-ils. Si tu te débats, ils peuvent te faire très mal. Attends d’être à l’aéroport.
Ils m’ont entravé les poings et les jambes, m’ont demandé si j’étais disposé à me laisser amener à l’aéroport et à rentrer dans mon pays de mon plein gré. Pas question ! Ils me tortureront encore et puis m’exécuteront. Dans ce cas, on t’y conduira de force, disent-ils. Moi, je prends à parti un des policiers. Tu es armé. Sers-toi de ton pistolet-mitrailleur contre moi. Qu’on en finisse. Tue-moi ici et tout de suite, qu’au moins j’évite la torture. Au policier qui m’attache les poignets, je montre encore mes blessures et lui demande de faire attention. Je m’en fous, répond-t-il.
A l’aéroport, ils me mettent dans cette cellule minuscule. Il n’y a même pas la place pour s’asseoir. Je me mets à crier et ça dure des heures. Je suis resté isolé comme ça de 08h00 à 10h45. Je me débats encore sur le trajet jusqu’à l’avion. Dans l’appareil, je tape sur les cloisons pour que tous sachent ce qui m’arrive. Le pilote vient aux nouvelles. Je n’ai plus rien à perdre. Ecoute, lui dis-je, si tu as un peu de bon sens, ne me prends pas avec toi, dans ton avion. Si tu décolles, je suis capable de tout casser et on risque d’y passer tous ensemble. Là-dessus, il ordonne aux gendarmes de me descendre de son appareil. Descendez-le, fait-il. Descendez-le tout de suite ! Les gendarmes obéissent et me ramènent au 127 bis.
Une fois rentré, je me mets à réfléchir. Je pense à ma situation toute la journée. Et maintenant ? Qu’est-ce que je peux tenter encore pour sauver ma vie ? Je fais appeler la directrice. Excuse-moi, je connais son nom, mais je suis incapable de le prononcer. Je la supplie de me venir en aide. Madame, lui dis-je, si vous ne voulez pas de moi, laissez-moi au moins tenter ma chance dans un autre pays. C’est impossible, me répond-t-elle. Aidez-moi, je la supplie. Je me casse n’importe où. Je ne veux déranger personne. Je sauve ma vie et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. C’est impossible ! C’est impossible !
Je la fais appeler plusieurs fois et j’écris aussi à mon avocat. Celui-ci me fait savoir que je peux toujours tenter un troisième recours s’il me reste de l’argent. Mais quelqu’un du centre me conseille de ne pas gaspiller mon argent. Garde-le pour après, me dit-il. Tu en auras besoin quoi qu’il arrive. De toute façon, le résultat du troisième entretien est toujours négatif. On me parle aussi d’un camarade somalien qui vient d’être expulsé alors qu’il était entrain d’engager son troisième recours.
Ils ont encore tenté de m’expulser une seconde fois quelques jours plus tard. Ça s’est passé comme la première fois. Mais, comme je me débattais, ils m’ont coincé par terre et m’ont piétiné le ventre à coups de bottes. N’importe comment, on te fera retourner chez toi, gueulaient-ils. Je me disais que j’étais foutu.
C’est alors que dieu m’a sauvé. Vous êtes venus manifester devant le centre fermé. C’était le soir. Vous étiez là à défiler. Vous criiez : Liberté ! Liberté ! Liberté ! Nous, à l’intérieur, nous avons pris tout ce que nous trouvions pour casser les vitres blindées. Nous tapions sur les vitres avec les chaises, les tables, le radiateur.
Nous étions peut-être quarante dans mon département. Une dizaine ont tenté la fuite et tous ont réussi à passer. Ce n’est vraiment pas facile de s’échapper du camp. Après les vitres blindées, il y a ces deux rangées de clôtures. Nous nous sommes rués dans la cour et nous avons commencé à escalader les clôtures.
J’ai pu franchir la clôture avant l’arrivée de la police. Tu vois : ces marques-là, sur mon bras, ce sont les barbelés qui les ont faites. Après ? Je me suis mis à courir tout droit dans la brousse. Ensuite, je vous ai rencontrés. Vous m’avez conduit à Bruxelles et, pour la première fois, quelqu’un a écouté mon histoire. Quelqu’un m’a cru et s’est occupé de moi.
Mamadou, Guinée
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