La lettre qui suit est parvenue au Collectif contre les Expulsions tandis que nous récoltions les témoignages des évadés de Steenokkerzeel. Nous nous sommes contentés de la traduire de l’anglais et de la livrer au lecteur, sans nous permettre plus de commentaire. Pour ceux qui ont résolu d’évacuer les candidats réfugiés dont la demande d’asile a été refusée, l’histoire de ces hommes et de ces femmes s’achèvent avec leur déportation. Qu’est-ce qu’une vie d’homme lorsqu’elle se déroule à des milliers de kilomètres de nos peurs et de nos préjugés ? Nous ne connaissions pas Eugène, l’auteur de cette lettre. C’est lui pourtant qui nous dit la lâcheté et l’hypocrisie de ceux qui nous gouvernent. Ce sera aussi notre lâcheté et notre hypocrisie, ce sera notre fardeau de honte personnelle, si jamais nous renonçons un jour à lutter contre tout ce qui porte atteinte à la dignité humaine.
Lomé - Togo, le 30 août 1998.
Je m’appelle Eugène et je vous écris de la part de mes compagnons et frères noirs. Je veux d’abord vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour nous quand nous étions au camp de réfugiés 127 bis en Belgique, nous apprécions vraiment vos efforts. Ici à Lomé, nous avons témoigné à nos frères noirs en particulier, et au monde entier, combien vous avez été extraordinaires avec nous autres, africains, et avec tous les réfugiés. En fait, vous avez été merveilleux, extraordinaires, rien de ce qu’on pourra dire sur votre bonté et votre aide ne sera assez. Bien qu’ils aient réussi à nous déporter parce que nous n’étions pas parmi ceux qui ont été libérés par votre organisation, nous sommes heureux que beaucoup de nos frères et sœurs soient maintenant relâchés grâce à vos efforts : cela restera dans l’histoire et ne pourra jamais être oublié.
Vous savez que quelques-uns d’entre nous ont été envoyés dans l’autre camp qu’on appelle Merksplas, où vous avez essayé aussi de nous rendre visite et où vous nous avez envoyé des cartes téléphoniques. Quand les autorités vous ont vus, ils ont senti que votre groupe allait tenter de nous sauver aussi, c’est pour cela qu’ils nous ont expédiés l’un après l’autre et par tous les moyens.
Quand je dis qu’ils nous ont " expédiés ", il faut savoir que ça n’a pas été un jeu d’enfant. Je dois vous avouer quelque chose : les autorités belges craignent et respectent votre organisation, vous devez continuer votre travail et ne jamais vous taire. Ils ont peur de vous : chaque fois qu’ils veulent nous expulser, ils nous sortent du camp un jour avant le départ pour ne pas que vous retrouviez notre trace. Ensuite ils nous amènent à l’aéroport à minuit, enfin, si c’était seulement nous amener à l’aéroport... Ils nous mettent les menottes, ils nous ligotent les jambes et le corps avec une corde, nous avons une escorte de pas moins de trente personnes armées jusqu’aux dents, à peu près dix véhicules pour chaque expulsé. Et ce n’est pas tout : c’est à l’aéroport que nous subissons l’humiliation et la dégradation les plus fortes. Là, certains sont mis dans des sacs et attachés, d’autres sont forcés à porter un casque avant d’être jetés dans l’avion. Là, ils vous assoient de force, vous attachent avec la ceinture de sécurité, vous enchaînent au siège et vous mettent du sparadrap sur la bouche : ainsi vous ne pouvez ni bouger ni manger avant d’arriver à destination. Si vous essayez de protester, ils vous droguent. J’ai moi-même été drogué, je ne savais pas où j’étais jusqu’à ce que je me retrouve à Lomé. Tous ces actes sont contraires aux lois naturelles et aux Droits de l’Homme.
A l’arrivée, nous avons été emmenés en ville, ici à Lomé. Les autorités de l’immigration nous ont reçus sans hésitation ce qui amène certaines questions : pourquoi nous reçoivent-ils alors que la plupart d’entre nous sont amenés ici sans papiers et qu’en plus nous ne sommes pas de ce pays ? Nous avons découvert plus tard qu’il s’agissait d’un arrangement entre l’officier en chef de l’immigration et le directeur de la Sabena à Lomé : pour chaque déporté, l’officier en chef de l’immigration reçoit une certaine somme d’argent de la Sabena par l’intermédiaire de son directeur. Ils utilisent en fait Lomé comme point de chute. Après l’enfer que nous avons vécu en Belgique, quand nous entendons que nous allons vers un pays ami africain, nous sommes heureux, croyant que nous allons enfin être reçus par des compagnons noirs qui pourraient être comme nos frères, mais hélas ! Qu’est-ce que nous recevons ? Encore des souffrances, l’humiliation, la torture, en fait, c’est comme sauter de la poêle à frire dans le feu ! Ces gens sont si mauvais qu’ils ne veulent pas écouter combien vous avez souffert en Belgique, que vous avez passé six mois en prison, ça ne les concerne pas, vous disent-ils... Ils vous prendront par force jusqu’au dernier de vos sous - enfin aux rares d’entre nous qui ont un peu d’argent - ils vous prendront tous vos biens si vous en avez et ils vous envoient en prison pour au moins une semaine. Essayez d’imaginer les conditions de détention ici, il vaut bien mieux l’imaginer qu’avoir à en faire l’expérience ou à en être témoin, même les animaux ne pourraient pas vivre dans ces prisons. Les toilettes et les lavabos sont au même endroit, les êtres humains sont mêlés aux pires criminels, en fait, c’est l’enfer sur terre. Un exemple typique de l’inhumanité de l’homme noir envers son semblable noir.
Maintenant, la situation n’est plus maîtrisable parce qu’après nous avoir relâchés, ils nous ont jetés dehors sans rien et nous avons erré dans les rues. Nous sommes malades à cause du manque de nourriture et de conditions de vie décentes. Precious n’arrête pas de pleurer, elle est malade de faim, sous-alimentée, nous ne pouvons même pas lui payer une dose de Paracétamol et sa vie est gravement en danger. Nous avons surtout besoin de repos, d’une pièce ou deux pour pouvoir nous arrêter et nous remettre un peu sur pied, nous avons besoin de vêtements de seconde main, pour au moins ressembler aux autres êtres humains. Nous avons décidé de vous contacter pour vous demander une aide d’urgence, parce que vous êtes les seuls frères et sœurs que nous avons, en fait vous êtes la source où nous puisons notre force.
S’il vous plaît, je sais que vous nous avez aidés par le passé et c’est à ajouter à votre fardeau, mais nous vous supplions de continuer et de finir le bon travail que vous avez commencé avec nous. Nous vous supplions de nous envoyer un peu d’argent et sachez de grâce qu’aucune somme ne sera trop petite. Il est long le chemin qu’il faudra parcourir pour améliorer notre situation et en fait, ce que vous pourrez nous envoyer nous l’apprécierons grandement. Nous avons décidé d’essayer de nous poser ici parce que nos vies seraient en grand danger si nous retournions dans nos pays. Nous voudrions que l’un de vous vienne nous voir ici et connaisse l’endroit où nous nous sommes arrêtés pour le moment, nous voudrions parler face à face avec vous et pouvoir vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour nous.
Quelles sont les nouvelles de nos frères et sœurs que nous avons laissé derrière nous en Belgique ? Semira Adamu, Rosemary, la dame albanaise avec ses deux enfants, Henry Wilson, Ojo Tunde, Quatara Ahmed et les autres ? S’il vous plaît, nous aimerions savoir ce qui leur est arrivé quand vous répondrez à cette lettre.
Nous vous remercions d’avance, portez-vous bien et que Dieu vous bénisse. Nous espérons bientôt recevoir de vos nouvelles.
Eugène Chuiva Graman, de la part des frères et sœurs ici à Lomé.
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