Ismaël et Khamiss sont tous deux originaires de la ville de Fashor, dans l’Ouest du Soudan. Le premier était secrétaire de la jeunesse au sein de l’Alliance Fédérale Démocratique, le second, soldat dans l’Armée de Libération Populaire, combattait le régime sur la frontière éthiopienne. Leur combat contre la dictature, le racisme et l’intégrisme religieux est vieux de dizaines d’années, lourd de milliers de morts. Avant l’exil, ils savaient exactement pourquoi ils luttaient et contre qui. Leur ennemi oppressait leur peuple, tuait leurs frères. La résistance était une nécessité, l’action une certitude. Je les ai croisés quelques jours après leur évasion du 127 bis. Les quelques mois qu’ils avaient passés en Belgique avaient suffi à balayer en eux toute certitude. L’ennemi héréditaire, clairement identifiable, avait désormais laissé la place à une machine plus subtile. Ils ne comprenaient ni ses motivations, ni son acharnement. Leur combat inégal se déroulait en territoire hostile. A qui se fier, maintenant ? Lorsque nous essayions de nouer le contact avec eux, ils nous répondaient simplement : Qui êtes-vous ? Que voulez-vous de nous ? Sommes-nous libres ou avons-nous seulement changer de geôliers ?
Nous avons vécu de nombreuses années de guerres civiles. Nous avons connu bien des choses atroces au Soudan. Mais jamais nous ne pourrons oublier la manière dont nous avons été traités ici, au centre fermé de Steenokkerzeel.
Si nous avons quitté notre pays, c’est que notre vie y était sérieusement menacée. Quelle autre raison aurions-nous eu de venir en Belgique ? Nous avons abandonné nos proches, nos foyers parce que nous n’avions pas d’autre choix. Le pouvoir au Soudan est aux mains d’intégristes arabes. Nous autres, Africains du Sud et de l’Ouest du pays, nous nous battons depuis l’indépendance. Nous revendiquons soit la séparation, soit la création d’un état confédéral laïc. Un état qui respecte la religion, les mœurs et la couleur de peau de chacun.
Nous nous sommes d’abord réfugiés au Liban, où notre organisation avait établi un bureau. Mais quelques temps après notre arrivée au Liban, l’ambassade du Soudan a lancé une opération contre nos locaux. Ils y ont enlevé deux des nôtres qu’ils ont aussitôt réexpédiés au pays. Ceux qui ont échappé au raid se sont retirés en Syrie. Nous sommes trois à avoir décidé de venir en Belgique. Nous voulions y faire connaître notre combat. Faire un maximum de bruit pour sauver le jeunesse de notre pays. Nous ne nous attendions pas à un tel accueil !
Dès notre débarquement, à l’aéroport, nous avons été arrêtés et conduits au centre fermé. Nous y sommes restés enfermés sept mois. Nous avons chacun introduit deux demandes d’asile qui ont été refusées. Notre avocat a pourtant téléphoné au bureau de notre organisation à Londres. Celle-ci lui a fourni toutes les preuves pour lui permettre de faire reconnaître aux autorités notre statut d’opposants et de réfugiés politiques. Le Soudan les a condamnés à mort, lui a-t-on certifié. Mais personne n’a jamais voulu croire notre histoire. Durant ces sept mois de détention, nous avons été traités de la pire manière. Lorsqu’ils nous ont emmenés au tribunal, par exemple, ils nous ont obligés à nous dévêtir complètement et ils nous ont fouillés partout. Pour nous, qui en avons pourtant connu d’autres, les circonstances de cette fouille comptent parmi les expériences les plus humiliantes de notre vie. Et ils ont recommencé lors de notre retour au camp !
Un jour, ils nous ont réveillés à six heures du matin. C’est aujourd’hui que vous partez, nous ont-ils dit. Nous avons protesté. Notre vie est en danger au Soudan. Rien à foutre de vos problèmes, ont-ils répondu. Ils nous ont entravé les mains et bâillonnés. A l’aéroport, ils nous ont laissés trois heures dans une cellule très petite et nous étions toujours menottés et bâillonnés. Ensuite, ils nous ont embarqués dans l’avion, mais comme on embarquerait un sac. Ils nous ont attachés aux sièges avec des cordes. Ce n’est que deux heures après le décollage que quelqu’un est venu nous libérer et que nous avons appris que nous volions vers le Liban.
Nous avons atterri à Beyrouth, mais les autorités libanaises ne voulaient pas de nous non plus. Ils nous ont tout de suite refoulés vers la Belgique. A six heures du matin, nous étions de retour à Zaventem. Là, un responsable est venu nous dire qu’il ne pouvait pas nous prendre en charge, que de toute manière nous serions de nouveau expulsés vers le Liban. Nous sommes restés à attendre dans l’aéroport de six heures du matin à dix heures du soir. Ensuite, ils se sont décidés à nous ramener au Camp. Ils nous ont dit : même si vous restez deux ans ici, on finira par vous renvoyer chez vous. Il y a, dans ce pays, une loi qui te nie d’office le droit d’asile si tu ne viens pas directement de l’endroit où ta vie est menacée. Ils nous ont dit : si vous aviez embarqué au Soudan plutôt qu’au Liban, on vous aurait peut-être accordé l’asile. Nous leur avons répondu que notre vie était menacée aussi au Liban. Sinon, quelle raison aurions-nous eu de le quitter pour la Belgique ?
C’est alors que des gens sont venus manifester devant le camp. Ils voulaient peut-être entendre notre histoire, mais on ne leur a pas laissé la possibilité de nous parler. Ils se sont mis à protester devant les clôtures. Ensuite, nous avons vu que certains parmi eux s’étaient mis à couper le grillage. Nous avons tenté notre chance et c’est comme ça que nous avons fini par sortir du centre fermé.
A présent que nous sommes libres, nous nous posons beaucoup de questions sur la cruauté des autorités belges. Fallait-il vraiment qu’elles nous traitent de cette manière ? Fallait-il nous frapper, nous enfermer comme des bêtes ? Dans quel autre état qui se dit libre a-t-on jamais entendu parler d’un type qui venait simplement demander l’asile politique et qui, pour toute réponse, se faisait tabasser ? Il existe des conventions. On nous parle tout le temps du respect des droits de l’homme en Europe. Nous, nous savions juste qu’il existe un pays qui s’appelle la Belgique. Mais, apparemment, elle ne fait pas partie de l’Europe.
Nous l’avons dit : ce que nous voulions, en quittant l’Afrique, et puis le Liban, c’est faire savoir au monde entier ce qui se passe au Soudan. La légitimité de l’organisation pour laquelle nous nous sommes battus est déjà reconnue par la majorité des états libres. Ce n’est pas non plus le cas de la Belgique.
Lorsque nous sommes arrivés ici, nous étions trois. Notre frère, Shérif, avait sur lui sa carte de membre de la S.P.L.A (Armée Populaire de Libération du Soudan.) Celle-ci aurait pourtant dû les convaincre qu’il avait bien quitté son pays pour des raisons politiques. Ils nous ont séparés de lui presque tout de suite et il n’a pas eu notre chance. Comme nous, ils l’ont mené de force à l’aéroport et ils l’ont expulsé vers le Liban. Mais, au lieu de le refouler vers la Belgique, les autorités de ce pays ont décidé de le livrer au Soudan. Après, nous avons demandé aux gendarmes qu’ils nous permettent de nous informer de son sort auprès des Nations Unies. Ceux-ci nous ont répondu : vous voulez savoir ce qui est arrivé à votre frère ? Retournez donc au Soudan pour leur poser la question. Ce n’est pas la peine d’y retourner pour ça : nous savons qu’il a été exécuté.
Ismaël et Khamiss, Soudan
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