Encore une journée à regarder passer les avions ?

novembre 1998.
 

par Marco Carbocci

Nous sommes le peuple d’Afrique. Nous sommes le peuple d’Asie. Nous sommes des êtres humains enfermés ici sons raison. Les voix résonnent. Invisibles derrière les vitres teintées et la double rangée de barbelés. Les vitres bougent sous les coups de poings. Nous ne vous voyons pas, crions-nous. Nous sommes de la même planète, hurlent les voix. II y a derrière les murs du centre fermé de Steenokkerzeel des êtres que nous ne toucherons jamais.

Mais ces voix nous hantent. Et nous décidons de retourner à Steenokkerzeel. II paraît qu’en Gaume, et ailleurs en Wallonie, l’expression " aller à Steenokkerzeel " signifie "aller au diable". Entre la double clôture, les chiens et l’indifférence des indigènes qui regardent passer les avions, la bête n fait son nid et pondu sa vermine. Avant ça, elle avait inventé l’hypocrisie, l’exclusion sociale, l’indifférence. Elle avait préparé le terrain. C’est toujours au nombre des indifférents, des hypocrites et des exclus que l’on juge l’état de décomposition d’une civilisation.

Posons d’emblée quelques principes : une démocratie qui se défend en excluant ceux qui n’ont pas les moyens de payer leur cotisation est une démocratie qui ne respecte pas son nom. Une démocratie pour rire. Avons-nous envie de rire ? Nous avons gobé depuis longtemps cette bonne blague qu’il existe des lignes de conduite, des lois, valables pour toute la planète et que nous en sommes les détenteurs. Ce bobard pour écolier débile qui raconte que notre mode de vie est supérieur, que nous avons le droit de l’exporter, bien plus : de l’imposer par la force. Ainsi justifions-nous nos interventions dans le Golfe, en Somalie, en Haïti. Ainsi justifions-nous notre morgue, notre éternel besoin de faire la morale aux autres. Mais avons-nous jamais exporté autre chose que notre morale d’exclusion ?

II n’y a pas deux manières d’évoquer le problème : sommes-nous réellement libres et égaux de par l’entièreté du monde ou existe-t-il des hiérarchies de races, d’identité, de douleur ? Si tu craches sur les hiérarchies et si In douleur de ton voisin est qualitativement analogue à la tienne qu’est-ce qui vous empêche de lutter ensemble ? Des hommes ont mal. Ils ont peur et ils ont faim. Qu’importe les frontières et les lois. Ils sont de ta race et leur combat est donc forcément le tien. Qu’il te devienne étranger et je te dénierai la qualité d’humain ! Ces choses-là ne sont-elles pas écrites également dans la Bible, le Coran, les Védas et le Capital ? Qu’est-ce qui nous empêche d’appliquer la morale qui nous rend si arrogants ?

Ce que nous cherchons dans les textes et la loi, c’est le rituel et la sécurité. Aussi, la démocratie telle que nous la concevons n’est qu’une manière d’aliéner notre droit à la parole au profit du rituel grégaire et de la sécurité domestique. Chaque fois que tu votes, tu gagnes le droit de te taire pour cinq ans. Le droit de te foutre de tout ce qui dépasse ta sphère d’intelligence et tes quelques partenaires d’ennui ou de tringle. C’est exclusivement une question d’intégration et l’intégration n’est qu’une forme améliorée de la capitulation personnelle. Ce que nous exigeons d’abord de nos émigrés, c’est qu’ils renoncent à leurs racines, à leurs mœurs, à tout ce qui fait leur identité d’homme nu profit du grand nivellement collectif. Et la stimulation personnelle ? Pas de panique : nous érigerons la sainte compétition en termes de valeur et d’objectif personnel.

Nous serons très compétitifs ou très exclus : voilà pour la stimulation ! Et puis, nous irons regarder décoller les avions. Peu nous importe qu’ils partent sans nous. Y a-t-il quelque chose de plus à gagner dans cette loterie-ci ? Nous ne comprenons pas qu’il y a une part d’exclusion pour chacun dans tout système de compétition. Nous ne savons pas ce que nous manquons. Nous ignorons les ailleurs où finissent par se poser les avions et la vie est un spectacle qui défile en boude. Aujourd’hui, nous construisons nos centres d’exclusion à côté des aéroports, comme hier nous érigions nos prisons à l’ombre des potences.

Nous ? Sommes-nous réellement supposés nous laisser faire ? Une société qui cherche le consensus dans le plus petit dénominateur commun et l’exclusion de l’étranger est une société de tarés et de perdants. Quelle loi, quel dieu, quelle idole nous contraignent à nous taire ? Nous avons appris l’humiliation et l’arrogance avec nos tables de multiplication. Nous saurons donc nous montrer arrogants. Un mot, une paire de claques ou un haussement d’épaule à qui se satisfait de cette existence de méduse. Nous saurons pratiquer l’exclusion à rebours. Y a-t-il une loi, un dieu, une idole pour rassembler nos rancœurs ? II n’y a que nous. Si la loi n’est pas morte, nous lui passerons sur le corps. Si dieu n’est pas mort, qu’il ait la décence de quitter la scène en passant par la fenêtre. Si l’homme n’est pas mort, qu’il soit un cri, un espoir, une prière pour tous les hommes qui croient en l’homme.

Si, de ton côté, tu crois que tout être humain a les mêmes droits sur cette planète, si tu crois que tout être humain a le droit de bouger, de se fixer où il se sent le mieux, de respirer l’air qui lui convient le mieux, écris-nous. Si tu crois que nous avons tous les mêmes droits, les mêmes espoirs, les mêmes douleurs, si tu crois vouloir partager ces droits, ces espoirs, ces douleurs avec chacun de tes semblables, joins ta voix à la nôtre. Si tu refuses les voix qui répètent : " Choisis ! En rang ou mort, cadre ou paria, épouse ou pute, muet ou bâtard ", lève-toi maintenant, revendique ta bâtardise, fais entendre ta propre voix. Dis-nous que l’humain l’emporte sur tous les interdits, sur toutes les lois, sur toutes les défaites. Ne te contente pas de regarder passer les avions. Dis-nous, crie, hurle que tu es encore assez humain pour refuser tout ce qui porte atteinte à la dignité de l’humain.


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