Comme un nombre de plus en plus important des Sierra Léonais, Fatimata Mohamed a été contrainte de fuir son pays ensanglanté par des massacres aveugles et incessants. Le 16 juin 1998, elle est arrivée dans notre pays, et elle a immédiatement demandé l’asile (un prêtre le lui avait conseillé juste avant qu’elle ne prenne l’avion).
En Belgique, Fatimata a subi la procédure "habituelle" : l’enfermement dans un camp pour étrangers déboutés du droit d’asile et illégaux. Le centre 127bis de Steenokkerzeel.
Sa demande d’asile et ses multiples recours ont été rejetés, pour des motifs eux aussi habituels : de vagues contradictions dans son récit. II est évident que lorsqu’une personne vit dans la double angoisse d’un pays martyrisé où ses proches sont encore en danger, et d’un pays inhospitalier où on l’enferme sans qu’elle ait commis de délit, les hésitations sont inévitables.
Citons ici la décision confirmant le refus d’accès au territoire (CGRA, 26/06198) : "Force est de constater que certaines incohérences, que le jeune âge de l’intéressée ne saurait suffire à expliquer, empêchent d’ajouter foi a ses assertions et, par là-même, à la crainte dont elle fait état. Ainsi, elle situe les événements qui l’ont poussée à quitter Bo tantôt en mai 1998 (Office des Étrangers), tantôt en mars 1998 (Commissariat général)".
Pour mieux comprendre l’absurdité de cette décision, quelques précisions sur le Sierra Leone s’imposent. La guerre civile y dure depuis huit ans. Son intensité a fortement augmenté en 1997. Trois factions s’y opposent : les forces rebelles (aidées par le Liberia, le Burkina Fasso et la Côte d’Ivoire), les Forces Internationales Ouest Africaines (ECOMOG) et l’armée régulière. Les principales victimes, comme dans toutes les guerres, sont dans la population civile. II faut aussi noter que de nombreux jeunes se trouvent recrutés de force dans l’un ou l’autre groupe armé.
Depuis 1991, la guerre a fait 4.000 estropiés, 10.000 à 20.000 morts, 700.000 personnes déplacées à l’intérieur du pays et 400.000 réfugiés répartis dans les pays voisins.
Après avoir perdu des proches et des membres de sa famille, Fatimata se retrouve derrière les barbelés de Steenokkerzeel. Peu de temps après le refus de sa demande d’asile, elle subit une première tentative d’expulsion. Elle refuse d’entrer dans l’avion : c’est ainsi qu’elle entre en résistance. Elle n’a pas le choix.
Les gendarmes la menacent, et refusent de lui rendre ses bagages avant de la transférer. C’est donc sans vêtements de rechange et sans chaussures qu’elle découvrira l’hiver belge. A Steenokkerzeel, une jeune femme lui donne quelques effets et la réconforte. Elle s’appelle Semira Adamu.
La résistance s’organise dans le camp. Exaspérés par les conditions de détention, révoltés par l’injustice que leur font subir les autorités belges, témoins d’une tentative d’expulsion extrêmement violente à l’égard de Semira (elle en reviendra en nous écrivant : " à l’aéroport, il y en a qui sont capables de tuer..."), des détenus décident le 21 juillet de tenter une évasion. Bonne idée !
Par peur des gardiens et des gendarmes, Fatimata fait partie de ceux qui n’osèrent pas sortir de l’enceinte du centre. Trois jours plus tard, elle retrouvera Semira qui quitte la cellule d’isolement.
Au 127bis et dans les autres centres fermés, les mauvais traitements et les violences lors d’expulsions s’intensifient notablement. Le point culminant en sera l’assassinat de Semira. En tout cas, ce sera le point culminant dans l’émotion de l’opinion publique mais qui sait si, dans le secret de l’administration, d’autres victimes se trouvent "sans suite" ? II faut se rappeler que, sans les pressions exercées par le Collectif, le nom de Semira n’aurait même pas figuré dans l’ordinateur de l’hôpital où elle eut son dernier souffle.
Après l’horreur, l’Office des Étrangers décida de "libérer" une partie des détenus du 127bis : cinq jours pour quitter le territoire. Fatimata ne fait pas partie du lot, comme tous ceux et celles qui ont été proches de Semira : ils sont transférés au centre fermé de Bruges, réputé pour l’impossibilité de s’en évader (jusqu’à présent).
Là, un nouveau régime s’impose aux anciens du "groupe Semira". Hommes et femmes sont séparés, décision illégale mais ferme du directeur. II n’empêche : ils entament une grève de la faim, qui durera quelques jours. Le directeur du "Refuge" (oui, ça s’appelle comme ça) leur promet que le gouvernement donnera une réponse positive à leur demande d’asile. C’est la phase un pour briser la résistance : le mensonge.
Phase deux : la pression psychologique. Le directeur du centre décide qu’il faut un bouc émissaire, qui serve d’exemple. II choisira Fatimata. Pourquoi ? Nous n’en savons rien et elle non plus. Peut-être parce qu’elle est en contact régulier avec le Collectif (comme plusieurs autres détenus), peut-être parce qu’elle est la plus jeune (19 ans), peut-être tout simplement parce que sa tête ne revient pas aux gardiens. Fatimata s’interroge encore aujourd’hui sur les raisons de cet acharnement. En tout cas, elle ne peut faire un pas sans être suivie par les matons, qui écoutent tout ce qu’elle dit aux autres ou à ses correspondants téléphoniques (y compris son avocat), qui lisent son courrier et parfois ne le lui remettent pas. Même lorsqu’elle n’est pas enfermée dans un cachot ("cellule d’isolement" ou "isolement médical" 1), elle est tenue à l’écart des autres détenus, à l’exception des heures de repas pendant lesquelles les gardiens lui interdisent de leur parler. Selon un assistant social, il s’agit d’un "traitement spécial, ordre de Bruxelles". Aujourd’hui encore, ces pratiques sont d’application, malgré la plainte que Fatimata a introduite à ce sujet (le droit à la vie privée est inscrit dans la Constitution belge...).
A la fin du mois de novembre, un tract circule. II est signé "les filles de Bruges", et a été déposé dans le réfectoire à l’attention des hommes. II appelle à une action de protestation dont le but est que tous les détenus soient libérés avant Noël. Les matons interceptent le papier et désignent arbitrairement la responsable : Fatimata bien sûr.
Le 30 novembre, quatre gendarmes traînent Fatimata vers la cellule d’isolement, et la rossent. Sous les yeux du directeur adjoint, ils étouffent son visage avec une couverture (le directeur du centre précisera à Vincent Decroly lors de sa visite en janvier : "vous savez, elle avait mordu"). Elle restera dans cette cellule six jours. Son avocate n’en sera pas informée. Lorsque Fatimata est enfin "libérée", les gardiens lui disent que si elle raconte les faits à son avocate, ils recommenceront. Terrorisée, Fatimata mettra plusieurs jours à se laisser convaincre par le Collectif de tout raconter à l’avocate qui, dès qu’elle en est informée, introduit une plainte pour coups et violence, détention illégale et entrave au droit de la défense.
Pendant ce temps, le tract a fait son chemin parmi les hommes. Ceux-ci sont organisés autour d’un "conseil" composé des hommes les plus âgés, de toutes nationalités, dont les décisions doivent se prendre à l’unanimité. L’action ne se décide pas facilement. Mais le 4 janvier, en plein Ramadan, les catholiques et les protestants se mettent spontanément à refuser les repas, rejoignant ainsi le jeûne de leurs camarades musulmans. Les gardiens interprètent ce geste spontané de solidarité comme une nouvelle grève de la faim. Les détenus demandent à voir le directeur et lui exposent leur revendication : sortir. Ensuite, ils se mettent à fabriquer des pancartes avec des slogans comme "Freedom" ou "Donnez-nous cinq jours et on s’en va". Allusion à l’ordre de quitter le territoire endéans cinq jours que les détenus reçoivent à leur libération.
Alertés on ne sait comment, quelques journalistes de télévision se retrouvent derrière les barrières. Mais le directeur veut préserver le secret hors du camp : il fait déplacer des camionnettes dans le champ de vision des journalistes afin que rien ne soit filmé. C’est la "nouvelle culture politique" et la "transparence démocratique" dans toute leur splendeur.
Quand ils reviennent dans la salle commune, les détenus découvrent que toutes les chaises ont été enlevées. Ils s’asseyent à même le sol. Le directeur vient les trouver et leur explique que, comme ils ont "troublé l’organisation de la journée sans en demander la permission", il faut punir les responsables. II exige que le groupe désigne les meneurs : il lui faut trois noms. Les détenus refusent bien sûr. Alors les gendarmes entrent en action. Ils sont armés de matraques et accompagnés des chiens. Ils poussent les détenus (environ 40 réfugiés) dans les toilettes, pour les en faire sortir un par un et les tabasser. Plusieurs d’entre eux sont mordus par les chiens. Trois sont transférés dans la prison de Saint-Gilles : le directeur avait prévenu, il fallait punir trois responsables. (Des événements comparables auront lieu le 14 ou le 15 janvier dans le camp de Merksplas, avec gendarmes et chiens. Le "Gazet van Antwerpen" décrira les faits en précisant que des gardiens ont été mordus par des réfugiés, mais que tout est rentré dans l’ordre. Merci la gendarmerie, merci la presse indépendante !)
Globalement, ces événements restent inconnus du public. Les atteintes aux droits de la personne humaine, qui font le quotidien des centres fermés, sont l’objet d’un véritable révisionnisme : nier les faits, criminaliser ceux qui parlent. La résistance dans les centres fermés est un tabou pour le ministre, qui préfère attribuer la violence à des agitateurs extérieurs. Force est aussi de constater qu’après une brève accalmie suite à l’assassinat de Semira, les pratiques de violence aveugle, ordonnées ou couvertes par le ministre, ont repris d’une façon inouïe. II semble que la publication de la note "Vermeersch" est suivie par une vague d’expulsions violentes, qui préparent l’utilisation des charters. On est amené à penser que la gendarmerie et l’office ont attendu d’être sûrs de leur impunité pour organiser cette nouvelle étape dans la terreur : la note leur garantit pleinement cette impunité.
Entre temps, le Collectif a raconté l’histoire de Fatimata à Lise Thiry, qui décide sans hésiter de la parrainer.
Fatimata est en état de choc, entourée d’amis à qui elle ne peut adresser la parole et de gardiens agressifs et méfiants. Nombre de ses amis ont déjà été expulsés, elle est témoin de violences incessantes. En outre, dans le courant de janvier, plusieurs amis du "groupe Semira" sont - heureusement - relâchés. Mais pourquoi s’acharne-t-on sur son sort ?
Le 24 janvier 1999, les gardiens amènent Fatimata en cellule d’isolement. Ils lui interdisent de téléphoner, y compris à son avocat. (Cette mesure est générale avant les expulsions, et elle est bien sûr illégale. Van den Bossche a essayé de lui donner une forme légale, mais son projet d’arrêté royal n’est pas passé. N’empêche : on l’applique !). Une détenue anonyme appelle le collectif : "ils ont pris Fati, elle sera expulsée demain". Les gardiens repèrent la personne : trois jours en cellule d’isolement. Elle ne nous a pas rappelés depuis.
Le récit de l’expulsion de Fatimata a été publié dans plusieurs journaux. Rappelons-en l’essentiel. Dans l’avion, les gendarmes ont frappé la jeune femme au cou avec des menottes : en métal, coup qu’on appelle "du lapin". Des médecins nous confirment qu’il peut être mortel. Fatimata est frappée au bas des jambes, de sorte qu’elle ne peut plus se tenir debout. Les gendarmes lui enfoncent aussi leurs genoux dans l’estomac. En outre, ils lui tiennent des propos qui dépassent l’imagination : "En résistant, tu signes ta propre mort. N’oublie pas Semira Adamu. Nous avons déjà réussi à expulser ton compatriote Sentigue Kargbo2 de la même manière. Tu sortira de Belgique morte ou vide". Fatimata hurle. Des passagers l’entendent, ils ne comprennent qu’un mot de ses cris : SEMIRA ! Puisque le coussin est désormais interdit, les gendarmes la font taire par strangulation.
Parmi les passagers, se trouvait une journaliste du Soir qui témoignera le lendemain dans un article. La complicité de la Sabena dans cette opération est à nouveau évidente : des hôtesses de l’air ont été jusqu’à s’interposer devant des passagers pour les empêcher de gêner les gendarmes dans leur boulot. Mais malgré cela plusieurs voyageurs réussissent à aider Fatimata et exigent qu’elle descende de l’avion. Pour ne rien lui épargner, les gendarmes la traînent dans l’escalier, alors qu’elle est encore à moitié inconsciente (suite au "coup du lapin") et incapable de marcher.
De retour à Bruges, elle est enfermée en cellule d’isolement et bourrée de calmants. Ce n’est qu’après que le Collectif et l’avocate aient fait pression en rendant visite à Fatimata avec le député Decroly et un médecin, que les autorités ont daigné commencer à donner un traitement médical à la jeune femme, qui venait de frôler la mort. Elle est toujours en cellule d’isolement.
A l’heure où nous écrivons, l’Office des Étrangers et le Ministre nient tout mauvais traitement à l’égard de Fatimata. Pourtant, deux rapports médicaux convergent pour démontrent que des traces de coups et des lésions sont visibles, et affirment que ces traumatismes sont compatibles avec le récit de Fatimata. Un de ces rapports à été rédigé par un médecin désigné par l’Office des Étrangers : le ministre ment.
Nisse et Daniel Liebmann
[1] Contrairement à ce que son nom pourrais faire penser, l’isolement médical tel que pratiqué dans les camps de la honte du Royaume de Belgique n’a aucun rapport avec ce qu’un hôpital appelle isolement médical (pour éviter par exemple le risque de contagion). II s’agit en l’occurrence d’un cachot muni d’un lit, tandis que la "cellule d’isolement" en est dépourvue. On ne soigne pas nécessairement un détenu en isolement médical, par contre on peut l’y tabasser.
[2] Sentigue Kargbo, lui aussi Sierra-Léonais avait été expulsé deux jours auparavant vers la Guinée Conakry. II serait aux soins intensifs dans un hôpital de Conakry suite aux mauvais traitements infligés par les gendarmes belges.
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