La belgique malade de ses lois

novembre 1998.
 

"Les yeux de l’enfant juif déporté qui interrogent la terrible idiotie, l’incroyable lâcheté du monde, les yeux de ma mère, juive française exilée en Argentine, sont les yeux des enfants des sans-papiers, qui ne pourront jamais comprendre pourquoi cette société les rejette, pourquoi cette société les enferme, pourquoi cette société peut être si lâche. Nous ne pourrons pas impunément refuser encore une fois de regarder ces yeux." Miguel Benasayag.

Le 22 septembre dernier, Semira Adamu, une Nigériane de vingt ans mourait d’avoir demandé l’asile à la Belgique. Les gendarmes qui procédaient à sa sixième tentative d’expulsion l’étouffaient dans l’avion où ils l’avaient embarquée, menottée, en lui appuyant pendant quinze minutes un coussin sur la figure.

Bavure ? Non, procédure. La "technique du coussin" était prévue par les très officielles "Directives concernant l’exécution de rapatriements". (1) Semira était "illégale", mais -donc- elle a été tuée légalement.

Les trois ministres de l’Intérieur qui se sont succédé ces derniers mois - Johan Vande Lanotte, démissionné en avril 1998 par l’évasion de Marc Dutroux ; Louis Tobback, qui démissionne quelques jours après la mort de Semira ; l’actuel Luc Van Den Bossche : tous membres du SP le parti socialiste flamand - ont fait de l’expulsion des "illégaux" le fer de lance d’une politique "réaliste", brandie en remède miracle contre la montée de l’extrême droite. Le dernier cité autorisant début novembre la tenue du congrès du Vlaams Blok à Bruxelles...

La mort de Semira a brisé un huis-clos, celui du non-droit et de la non-existence de ceux que des lois excluent. Elle a (re)mis en lumière une dérive, celle de l’État belge. Les dernières modifications ou projets de modification législative, pénale ou structurelle sont clairement sécuritaires ou répressifs. Qu’il s’agisse de la loi sur les étrangers, du contrôle des chômeurs, de la réforme des polices ou du projet sur les associations dites "criminelles", la proactivité devient règle. La présomption de fraude ou d’intention malveillante suffit aux poursuites, inversant un principe général du droit admis par les "nations civilisées", qui établit que la fraude ne se présume pas et que c’est à celui qui l’invoque d’en apporter la preuve.

Interrogé par les députés sur sa réforme de la loi sur les étrangers, J. Vande Lanotte en définissait ainsi le bien-fondé : "La politique des étrangers est caractérisée par le réalisme et la prévention - mieux vaut prévenir que guérir. C’est uniquement possible en démontrant que l’immigration illégale ne paie pas Ceci est répressif à l’égard de la personne en question, préventif à l’égard de toute autre personne ayant des projets similaires Dans ce sens, la politique est dissuasive. Toutes les mesures répressives ont la prévention comme objectif." (2) Dangereusement paranoïaque, la Belgique ?

Loi sur les étrangers : la barbarie en marche

La question du statut juridique des étrangers s’est posée, au niveau national puis européen, dans un contexte de crise économique et de volonté de protéger le marché du travail national en fermant les frontières à l’immigration. Ainsi, si la loi de 1980 avait pour but louable de donner un vrai statut aux étrangers - question laissée jusque-là à la loi de 1952 intitulée "police des étrangers", à quelques sommaires arrêtés royaux et circulaires ministérielles - celui-ci était déjà restrictif. Le député socialiste Serge Moureaux (promoteur de la loi de 1980) rappelait d’ailleurs récemment que la grande innovation de ce texte, "c’est que l’on a donné des droits aux étrangers, sans pour cela laisser la porte ouverte à une immigration incontrôlée". La construction européenne ne fera qu’accentuer cette vision négative voire menaçante de l’étranger : dans le "troisième pilier" du Traité de L’union Européenne, les thèmes de l’immigration, de la libre circulation et du droit d’asile sont traités aux côtés de la coopération judiciaire et policière.

En Belgique, l’évolution du statut juridique des étrangers et des pratiques administratives en cette matière, depuis le texte fondateur jusqu’à sa dernière modification, adoptée en juillet 1996 (dite Loi Vande Lanotte marquant l’application des accords de Schengen), est alarmante. La Loi de 1980 a été modifiée seize fois, jusqu’en 1996. Chacune de ces modifications allant dans un sens de plus en plus restrictif, notamment en ce qui concerne la demande d’asile.

Cette évolution s’articule sur une double logique, policière et carcérale.

L’État du soupçon

Logique policière dans le sens où le demandeur d’asile, voire tout étranger, est soupçonné de fraude avant même d’avoir pu pénétrer sur le territoire belge. Ainsi une politique des visas, attribués au compte-gouttes, parfois après des mois d’attente ou refusés sans que le demandeur en soit averti ou sans que le refus soit motivé. Visa pour l’obtention duquel la "prise en charge" met une barrière de taille à caractère socialement discriminatoire. Le demandeur de ce visa doit en effet se trouver un garant qui puisse attester de revenus "suffisants" (laissés à l’appréciation de l’autorité communale) et qui devra supporter pendant deux ans -quelle que soit la durée prévue du séjour- les frais encourus par le demandeur (dettes, frais médicaux, rapatriement...). La même procédure est appliquée en France : Patrick Weil, concepteur de la loi Chevènement a déclaré qu’elle avait été calquée sur le modèle belge. Les gendarmes chargés du contrôle des documents à l’aéroport peuvent refuser l’accès au territoire et donc refouler toute personne qu’ils "soupçonnent" de pouvoir porter atteinte à l’ordre public ou à la sécurité de l’État, ou sur base de moyens jugés insuffisants pour assurer leur séjour. Le montant de ces ressources financières n’est pas fixé par la loi mais estimé à deux mille francs belges par jour. Une note gouvernementale déposée après la mort de Semira propose "d’envoyer systématiquement , à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays européens, un membre du personnel de la gendarmerie en tant que fonctionnaire de l’immigration" pour assister le personnel de la Sabena (compagnie aérienne belge) au contrôle des documents "au départ de certains lieux d’embarquement à problème". La définition de ces lieux "à problème" étant laissée à l’appréciation du ministère de l’Intérieur, seul compétent en matière d"’étrangers". Le refoulement des personnes à l’aéroport est donc en grande partie de la seule responsabilité des gendarmes, dont le ministre de l’Intérieur Vande Lanotte, interrogé au Sénat sur les plaintes concernant des maltraitances ou des comportement racistes à l’aéroport, reconnaissait implicitement certains manquements douteux : "La plupart des plaintes sont non fondées Mais quand on en reçoit trop, on change l’équipe de gendarmes. Cela donne des garanties structurelles de contrôle démocratique". (3). Le même déclarera quelques semaines plus tard, lors de révoltes dans un quartier immigré de Bruxelles après qu’un jeune dealer maghrébin ait été abattu par la police que "1e racisme est inhérent aux services de police". Franchise et transparence ou banalisation d’une dérive présentée comme inéluctable ?

En 1987, la possibilité de recours judiciaire est supprimée aux candidats réfugiés (4). L’entièreté du traitement d’une demande d’asile est confiée aux mains d’instances administratives dont le pouvoir discrétionnaire et l’arbitraire sont sans cesse dénoncés. L’Office des Étrangers, responsable de l’examen de la recevabilité d’une demande d’asile, grand dispensateur d’ordres de quitter le territoire et ordonnateur de leur exécution, est dirigé par un ancien membre de la sûreté de l’Etat, qui par la loi, est le "délégué" du Ministre de l’Intérieur. Le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides, qui réalise l’examen du fondement de la demande d’asile, et la Commission Permanente de Recours, sorte de tribunal administratif, sont des instances officiellement indépendantes du Ministère de l’Intérieur et de son délégué. Leur collusion est cependant fréquemment mise en cause, notamment par les avocats qui plaident devant cette Commission. Ces trois administrations partagent d’ailleurs les mêmes bâtiments…

La suspicion s’étend à ceux qui aident les demandeurs d’asile et étrangers déclarés "illégaux". L’article 77 de la loi sur les étrangers instaure le "délit de solidarité". En avril 1997, une femme a été condamnée à 340.000 francs d’amende sur base de cet article, pour avoir hébergé et nourri son compagnon, demandeur d’asile indien entré en clandestinité. Le tribunal de 1ère Instance de Bruges avait jugé que l’amour ou l’amitié ne sont pas au-dessus de la loi et n’avait pas le "but humanitaire" prévu comme seule exception à la règle. Le Collectif contre les expulsions, qui mène depuis quelques mois des actions déterminées et non violentes pour empêcher les déportations (6) est la cible principale des autorités : arrestations arbitraires lors d’actions d’information des passagers à l’aéroport, perquisitions et saisie de documents, écoutes téléphoniques... ; deux personnes qui avaient lancé des oeufs sur un fourgon cellulaire emmenant une déportée à l’aéroport ont passé cinq jours en prison pour "entrave méchante à la circulation", sept autres sont inculpées sur base de l’article 77 pour avoir participé à une manifestation de protestation contre la cinquième tentative d’expulsion de Semira devant le centre de rétention où elle était détenue. Au cours de cette manifestation, les détenus s’étaient révoltés et une trentaine d’entre eux avaient pu s’évader. Plusieurs personnes sont actuellement inculpées de "rébellion armée" pour avoir lancé des projectiles (cailloux, pavés, mottes de terre) sur des gendarmes lors de la manifestation contre le nouveau centre fermé de Vottem, le 4 octobre dernier.

Les camps de la honte

La logique carcérale est celle de la concentration par l’enfermement.

L’article 18 bis, introduit dans la loi en 1991, établit que "Le Roi peut, sur proposition du Ministre, (..) interdire aux étrangers autres que les étrangers C. E. et assimilés (..) de séjourner ou de s’établir dans certaines communes, s’il estime que ’l’accroissement de la population étrangère dans ces communes nuit à l’intérêt public".

Cet article autorisait six communes bruxelloises à ne plus inscrire de demandeurs d’asile. II ne faisait que légaliser une pratique (illégale) déjà en vigueur. Par la suite, d’autres communes ont refusé elles aussi de poursuivre les inscriptions de demandeurs d’asile, en faisant valoir leurs difficultés financières et en invoquant une discrimination entre les communes.

La Loi Vande Lanotte de 1996 marque une étape supplémentaire dans la restriction de liberté, en donnant la faculté au Ministre de l’Intérieur ou à son délégué de "désigner un centre organisé ou agréé par l’État comme lieu obligatoire d’inscription" aux candidats réfugiés, en attendant la décision sur la recevabilité de leur demande d’asile. Les centres dont il est question sont les "centres ouverts", gérés par l’État ou la Croix Rouge. II s’agit en fait d’une assignation à résidence puisque si l’étranger refuse ce centre "d’accueil", il ne pourra bénéficier d’aucune aide sociale.

Les centres fermés sont le domaine de pointe de l’État belge en matière de contrôle de la circulation des étrangers. Ils ont un but avéré : l’expulsion (le chiffre officiel à atteindre est de 15000 expulsions par an) et la dissuasion. La Belgique compte actuellement cinq centres en fonctionnement, tous en région flamande. Le sixième et premier de Wallonie devrait "accueillir" ses premiers détenus avant janvier 1999. Ils sont d’aspect et de fonctionnement clairement carcéral et sécuritaire : double rangée de grillages parfois surmontés de barbelés, caméras, surveillance de gardiens, accès strictement limité et contrôlé, règlement prévoyant des sanctions qui vont de la privation de courrier ou de visites, à l’utilisation de menottes aux pieds et aux mains, de la camisole de force et c l’enfermement en cellule d’isolement (une des raisons pour lesquelles on y est enfermé est la tentative de suicide).

Dans l’un des centres ouverts de Belgique, on enfermait il y a cinquante ans les travailleurs italiens qui avaient refusé de descendre dans les mines de charbon.

Dans l’actuel centre fermé de Merksplas (près de Gand), on enfermait, il y a soixante ans, les juifs étrangers déclarés "illégaux".

Lors d’une conférence qu’il donnait récemment à Bruxelles, un porte-parole de la Coordination nationale des sans papiers de France faisait ce constat, terriblement juste : "La passion avec laquelle les gouvernements européens harcèlent toujours plus les étrangers préfigure l’Europe sociale que l’on nous prépare. Ceux qui, parce qu’ils ont les bons papiers, estiment qu’ils ne sont pas concernés par notre lutte se trompent : ils ne voient pas que l’on expérimente actuellement sur les sans papiers la mise sous silence des citoyens les plus faibles de l’espace européen".

Laurence Vanpaeschen
Novembre 1998.

(1) Détachement de Sécurité. Aéroport national. Section contrôle frontalier. 17 novembre 1997.
(2) Commission de l’Intérieur du Sénat chargée de l’évaluation de la loi du juillet 1996 sur les étrangers, dite loi Vande Lanotte.
(3) ibid.
(4) par le Ministre de la Justice, Jean Gol, alors compétent en matière d’étrangers.
(5) déportation est le terme officiel employé par le Ministère de l’Intérieur et la Sabena


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